2020年5月31日日曜日

proudhon 1865 #24,25

CHAPITRE XXIV 
Mœurs artistiques. — Simples conseils. 
Les artistes, gens de lettres, auxquels se joignent quelques dévots et philosophes, forment une caste à part, caste indisciplinable et servile, corrompue et corruptrice, qui, sans se remuer beaucoup, agissant avec lenteur, a fait dans tous les temps beaucoup de mal et peu de bien. Ils sont adorateurs de la forme, idéalistes en toute chose. 
1° En religion, ils dédaignent le dogme et les pratiques du culte, qu'ils laissent au vulgaire, et ne font cas que de la contemplation et de l'union avec Dieu. 
2° En politique, ils méprisent les principes, le droit, les définitions, les formes judiciaires, l'équilibre des forces, et préfèrent l'inspiration des masses, la fraternité; ils dédaignent les constitutions, la forme du gouvernement; tout leur est égal. 
3° En économie sociale, ils suivent les maximes de la philanthropie et de la charité, plutôt que celles du droit et de la science. 
4° En justice, ils préfèrent l'équité au droit : c'est 

un prétexte à l'arbitraire; la fraternité et la communauté sont leur idéal. 
•r)° En morale, ils sont pour les mœurs libres: le bon cœur innocente tout; dans leur vie débraillée, ils se croient les plus indépendants : ils sont les plus serviles des hommes. 
 En littérature, ils sont ennemis des genres, des règles. 
7" En peinture., nous les connaissons. 
Les qualités et les défauts des artistes se déduisent naturellement de la faculté qu'ils mettent en jeu et de la passion qu'ils servent. Ils forment une classe à part, impérieuse par l'idéal, mais inférieure par la raison et la moralité. Ils ont des prétentions très-hautes an génie, à la gloire. Distingués, élégants, sensuels, cupides, capricieux, vaniteux, avides d'éloges et de récompens s, ils appartiennent à qui les flatte et les paye, et sont plus souvent les auxiliaires de la corruption que de la régénération. Ils n'ont jamais su trouver euxmêmes leur chemin; ce sont les révolutions qui le leur montrent, ainsi que nous l'avons remarqué chez les Egyptiens, les Grecs, les Hollandais. 
D'un côté les artistes font de tout, parce que tout leur est indillérent ; de l'autre ils se spécialisent à l'inlini. Livrés à eux-mêmes, sans phare, sans boussole, obéissant à une loi de l'industrie mal à propos appliquée, ils se classent en genres et espèces, d'abord 

selon la nature des commandes, puis selon le moyen qui les distingue. Ainsi il y a des peintres d'église, des' peintres d'histoire, des peintres de batailles, des peintres de genre, c'est-à-dire d'anecdotes ou de farces, des peintres de portraits, des peintres de paysages, des peintres d'animaux, des peintres de marine, des peintres de Véiiiis, des peintres de fantaisie. Tel cultive le nu, tel autre la draperie. Puis chacun s'efforce de se distinguer par un des moyens qui concourent à l'exécution. L'un s'applique au dessin, l'autre à la couleur; celui-ci soigne la composition, celui-là la perspective, cet autre le costume ou la couleur locale ; tel brille par le sentiment, tel autre par l'idéalité ou le réalisme de ses figures; tel autre rachète par le fini des détails la nullité du sujet. Chacun s'efforce d'avoir un truc, un chic, une manière, et, la mode aidant, les réputations se font et se défont. Une cause de succès dans la peinture religieuse, depuis plusieurs années, a été, par exemple, de peindre les patriarches et les personnages de l'Ancien Testament en costume arabe : Abraham est un vieux Bédouin. 
Les littérateurs ne procèdent pas autrement. L'un cultive l'antithèse, l'autre la comparaison et la métaphore ; celui-ci aime les descriptions et la pompe; cet autre recherche la périphrase et l'épithète ; il en est qui ne parlent que par exclamations, apostrophes, prosopopées. Le pindarisme enfin, la phraséurgie, 

constituent pour certains auteurs tout l'art d'écrire. 
- Louis-Philippe disait de M. Villemain qu'il commençait par faire sa phrase, et qu'ensuite il cherchait quelle idée il mettrait dedans. — Avec cette recette, ils traitent de tout, politique, philosophie, histoire. On en a vu faire pendant trente ans illusion au public et étouffer le sens commun sous leur réputation usurpée. Ces puérilités, ces ficelles, prouvent qu'artistes et littérateurs, aujourd'hui moins que jamais, ne savent où ils vont. 
L'artiste vit isolé, sa pensée est solitaire ; il ne ,.. 
reçoit pas de secours; aucune chaleur, aucune lumière ne lui vient du dehors; il n'a ni foi ni principes; il est livré à l'athéisme de ses sentiments et à l'anarchié de ses idées. Il ne sait par où saisir le public; c'est une mêlée où personne ne se connaît et v où chacun tire de son côté. Toute solidarité est brisée. 
Comment produiraient-ils des œuvres populaires, eux qui ne savent rien de l'âme du peuple f Comment plairaient-ils aux gens instruits, eux dépourvus de fortes études et traitant l'art en haine et dérision de la science? Voyez-les se battre les flancs, se frapper le front, demander au café, aux veilles, à toutes les excitations factices une inspiration qui les fuit ; succomber à l'ennui, au dégoût, avant même d'avoir mis la main à l'œuvre, et rimer malgré Minerve). entreprendre, sans foi, des tableaux religieux ; sans prin- 

cipes, des sujets monarchiques, socialistes, républicains, ne se doutant pas que lorsque les convictions -i sont mortes, l'art est mort, et que pour le ranimer. 
y il faut se refaire homme!. 
Tout ici est solidaire : l'art faux, la mauvaise littérature, la politique de chauvins, les mauvaises mœurs, la critique vénale, la fausse éloquence, la poésie absurde, l'histoire phraséurgiste, la morale quiétiste, la négation de la justice. 
Platon touchait juste quand il chassait les artistes et les poëtes de la république: je ne demande pas qu'on les mette hors la société, mais hors le gouvernement; car si l'artiste, dans ce qu'il a de meilleur, est conduit et inspiré par la société, celle-ci, en revanche, est perdue si, à la fin, elle se laisse inspirer "et mener par lui. Or voilà justement notre cas. 
Depuis 89, nous adorons la fantasia; nous sommes livrés aux dilettanti. Mirabeau est plus admiré comme virtuose que comme politique : en quoi on a fait de lui un homme prodigieux dont nous ne sommes pas encore dignes ; Robespierre est le virtuose du club ; Napoléon 1er le virtuose des batailles, écrasé à la fin partout, faute d'avoir eu une idée. Nous n'avons même plus le sens de notre histoire. 
De tous les agents de notre dissolution intellectuelle et morale, le plus énergique a été sans contredit le romantisme. L'école n'a compris ni son siècle ni sa 

mission; même quand elle a recherché la popularité, elle s'est égarée. Elle a faussé le goût des masses, les a corrompues et faites à son image. Le romantisme a été de l'idéalisme à corps perdu, du pastiche, de la fantaisie folle et sans nom, en dernière analyse de la corruption. Le goût, le style, la langue, la critique, les idées et les mœurs, tout est dépravé. Ce n'est ni l'empire ni Louis-Philippe qui nous ont faits ce que nous sommes : c'est le romantisme épicurien, idéaliste, immoral. Sous prétexte de faire mieux que le bien, plus vrai que la vérité, plus juste que le droit, il a perdu chez nous la conscience. La morale des romantiques, renouvelée des jésuites, est comme l'art pur : c'est la négation des règles de la justice, des prescriptions du droit et du devoir; c'est la charité mise au-dessus des lois; c'est la fraternité violant la liberté et la responsabilité; c'est l'amour effaçant les plus grandes scélératesses, un bon mouvement rachetant un million de crimes. 
Le sultan Mourad (Légende des siècles, par Y. HUGO) a épouvanté le monde de ses forfaits. 11 a fait étrangler ( ses huit frères, noyer les vingt femmes de son père ; il a éventré vifs douze enfants pour une pomme volée ; il a fait murer vivants vingt mille prisonniers; il a anéanti des villes, exterminé des provinces; Il fit un tel carnage avec son cimeterre, Que son cheval semblait au monde une panthère. 

Puis un jour, dans Bagdad, il voit un pourceaù ladre égorgé, se débattant contre la mort. Les moustiques et le soleil de midi torturent le porc et lui rendent l'agonie terrible. Mourad, du pied,. le repousse à l'ombre, Et de ce même geste, énorme et surhumain, 
Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches. 
Le soir même il est pris d'une fièvre et meurt. Il arrive devant le souverain juge. De tous les points s'élève la clameur des suppliciés : — Justice! ô Dieu vivant ! — Mais le porc crie à son tour : — Grâce ! 
il m'a secouru. — Et Dieu conclut par cette épouvantable profession de foi : Il suffit, pour sauver même l'homme inclément, Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres, Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres. 
Un seul instant d'amour rouvre l'Eden fermé; Un pourceau secouru pèse un monde opprime. 
Morale de hauts coquins et de puissants seigneurs ; morale à l'usage des bourreaux du genre liumain et des grands mangeurs d'hommes dont parle l'Écriture 1 Ai-je eu tort de dire que le premier acte de la révolution sociale devrait être de jeter au feu toute la littérature romantique? 
Au sortir d'une pareille pourriture, ce n'est pas assez de nous purifier ; nous avons à nous refaire tout entiers. 

L'art fleurit aux époques d'institution religieuse, de réforme morale, de révolution politique ou philosophique. Cela est facile à comprendre : l'art est luimême l'expression des réformes, qui toutes se résolvent en un mot : la production de la justice, la création de l'humanité. Ainsi la Renaissance et la Réforme conjurées ont eu pour pendant une explosion artistique et littéraire dans toute l'Europe ; ainsi la révolution philosophique de Descartes et de Kant a amené la réforme littéraire en France et en Allemagne. Les mêmes conditions qui font les grands penseurs et les grands écrivains nous redonneront de grands artistes, et l'école de l'avenir, une fois instituée, ne faiblira plus. 
L'artiste, comme le littérateur, doit être de son temps : ce n'est qu'à cette condition que ses œuvres passeront à la postérité ; — il doit être de son pays1 : par là seulement il sera humanitaire ; — il doit être de sa religion (opinion), s'il, tient à être véridique et admiré des philosophes ; — il doit se montrer concret dans son idée : ce n'est que par là qu'il aura un idéal. 
1. Une question sort de là : est-il bon à l'artiste de voyager sans cesse? Je ne le crois pas ; il n'est pas fait pour rendre l'homme universel, ni le paysage ou éden universel; il a été organisé pour exprimer une idée, une forme, qui généralement est celle de son pays et de ses contemporains. Courbet est bien le peintre d'Ornans, du paysage d'Ornans, des paysans de Flagey. C'est ce qui fait sa force. C'est par là aussi qu'il est le railleur impitoyable de la bourgeoisie de son temps et des moeurs parisiennes. 

En littérature, il faut revenir au style franc, net, vif, simple, précis, sobre de figures, sobre de couleurs, dépouillé de verbiage, de pompe inutile, de magnificence charlatanesque et de luxe vénal ; au style analytique, démonstratif et français par excellence, ennemi de la rhétorique, de l'hyperbole, des antithèses. 
L'artiste, comme l'écrivain, est un créateur synthétique qui doit traiter avec un égal succès toutes les parties de l'art; et bien loin de s'abandonner à celle où il excelle, il doit sans cesse lutter pour se mettre luimême en équilibre, à moins qu'il ne travaille en col- lectivité, sous une direction unique. Dans ce cas, l'union de facultés également supérieures peut devenir un moyen de perfection pour les œuvres d'art; mais ce sera toujours au détriment de l'artiste servant. 
Au reste, nous n'empêchons pas que chacun, s'associant à son voisin pour une œuvre commune, travaille selon ses moyens; ce que nous demandons, c'est que l'égalité soit respectée dans toutes les parties d'une œuvre. C'est faire une représentation boiteuse que de donner la supériorité soit au dessin, soit à la couleur. 
Ce qui importe ici est donc 1° qu'une œuvre ne soit pas boiteuse : 2° qu'il se forme une pensée nouvelle, commune, qui entretienne le génie, développe, crée une tradition, et multiplie, sans plus déchoir, les chefs-d'œuvre. 
Il faut que les artistes, s'ils travaillent seuls, déve- 

loppent également en eux-mêmes toutes leurs facultés, ou qu'ils les complètent en s'associant. 
Il faut de plus que, par la méditation des principes et des règles, par leur observation, par l'étude des sujets , par l'esprit nouveau dont ils doivent se pénétrer, il se forme entre eux une pensée, un génie en quelque sorte commun, une tradition, une foi, une virtualité qui élèvent le talent de chacun au-dessus de ce qu'il serait dans la solitude. 
L'ancien monde gréco-romain fut, à un moment, peuplé de statues. En telle ville il y en avait autant que de citoyens, et presque toutes étaient des chefsd'œuvre. Ce qui nous semble aujourd'hui extraordinaire résultait de la communion des artistes, du critère qu'ils suivaient fidèlement. 
L'artiste doit être en communion d'idées et de prin- * cipes non-seulement avec ses confrères, mais avec tous ses contemporains; il doit encore se pénétrer de cette pensée, qu'il n'y a pas de différence entre la création artistique et la création industrielle. L'artiste, en effet, ne produit rien du néant ; il ne fait que saisir des rapports, analyser des figures, combiner des traits, les représenter : c'est là ce qui constitue sa création. 
Or, de même que l'industrieux, ou le savant, ou le philosophe, - plus il observe, plus il découvre, - et plus il a découvert, mieux il applique et produit; — de même l'artiste, mieux il a vu, plus il se met en état de 

représenter : l'inspiration est en lui proportionnelle à l'observation. C'est pourquoi, chez le véritable artiste, comme chez le véritable écrivain, chez le philosophe, l'inspiration, on peut le dire, ne faiblit jamais; elle est constante, elle est à commandement. Èlle ne s'en va que lorsqu'il abandonne l'étude ; lorsque, par présomption ou paresse, il ne produit plus que de l'abondance de ses spéculations ou de ses souvenirs. Celui qui a l'intelligence vide a l'imagination vide aussi1 ; mais ce terme de création, commun à l'industrieux, au philosophe, à l'écrivain et à l'artiste, acquiert une signitication bien plus élevée si nous l'envisageons au point de vue de la société et de la morale. 
L'humanité, telle est la croyance moderne, révolutionnaire, possède de son fonds la justice, et elle développe ce contenu de sa conscience par son énergie propre. Elle est ainsi sa propre éducatrice ; c'est elle qui opère sa justification, ou, en autres termes, sa création, de même que l'être absolu de Spinoza ; et par 
1. Comment a-t-on pu méconnaître que l'art de réflexion, de haute expression, analytique, synthétique, critique, accuse nécessairement une liberté supérieure ? Comment a-t-on pu voir dans l'étude et la méditation la mort de l'art? Les artistes qui honorent le plus notre époque, les Delacroix, les Corot, les Huguenin, les Barye, sont tous des hommrs de profonde observation, de longue étude, de patientes recherches. Courbet, dont la spontanéité est si riche, l'indépendance si fougueuse, médite longtemps ses ouvrages; il les contemple dans yori imagination, et tout à coup il les produit, avec fougue, en quelques journées. 

l'influence réciproque du moral et du physique dans l'homme, on peut dire que cette création de nousmêmes, commencée dans la conscience, finit par embrasser le corps.L'artiste est un des principaux agents de cette création; il la pressent, la devine, la provoque, la devance; il est d'autant plus créateur qu'il a mieux lu au fond de l'âme universelle, et qu'il l'a mieux révélée par ses œuvres. x Que la bohème et l'Académie se scandalisent de mes propositions ; les esprits droits comprendront la grande. 
pensée de mon livre : réconcilier l'art avec le juste et l'utile. Jusqu'ici, en effet, l'art demeurait dans une sphère mystique, transcendantale; les artistes formaient un monde à part, en dehors de la vie humaine, en dehors de la raison pratique, des affaires et des mœurs. 
On s'indignait à la seule pensée d'un but, d'une fin, d'une utilité quelconque de l'art. Ceux qui s'y dévouaient semblaient être d'une autre espèce que le commun des mortels, dont les lois ne semblaient pas faites pour eux ; ils avaient leurs mœurs à part. Aussi, tandis que les gens d'art et de lettres méprisaient le monde des industrieux, bourgeois et autres, ils en étaient méprisés à leur tour : la qualité d'artiste était presque devenue un titre à la mésestime, à la déconsidération. 
Tout cela maintenant est fini. Un artiste sera désormais un citoyen, un homme comme un autre; il suivra les mêmes règles, obéira aux mêmes principes, res- 

pectera les mêmes convenances, parlera la même langue, exercera les mêmes droits, remplira les mêmes devoirs. Jugé par des hommes qui ne seront pas de sa profession, il n'en sera pas moins jugé par ses pairs ; s'il ne rencontre plus d'idolâtrie, si des honneurs excessifs ne viennent plus le trouver, il ne connaîtra pas non plus d'ostracisme, et se sentira en famJ¡e. De même que le comédien et le chanteur, l'artiste devra être avant tout honnête homme, d'autant plus honnête homme, qu'il sera plus artiste. 

CHAPITRE XXV 
, Conclusion. 
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De tout ce qui précède, de ce rapide coup d'œil jeté sur les différents caractères de l'art chez les Égyptiens, les Grecs, les chrétiens du moyen âge et de la Renaissance, les réformés hollandais; enfin de l'examen des œuvres des peintres contemporains et de quelques tableaux de Courbet, résulte, pour nous public, un ensemble de notions, de principes et de règles que nous pouvons considérer comme la théorie la plus complète de l'art. 
Nous avons de quoi comparer, juger, classer; de quoi motiver nos préférences, imposer nos idées, tracer une direction, indiquer un but et marquer la condition de nos suffrages. 
Toute création de l'art, comme de l'industrie ou de la politique, a nécessairement une destination ; elle est faite pour un but. Il est absurde de supposer que quelque chose se produise dans la société, — pourquoi ne dirions-nous pas dans l'univers? — à seule fin de se produire. 

Ce principe incontestable posé, il ne reste pour l'art que deux alternatives : Ou la peinture aura pour effet, dans l'ensemble de ses œuvres, les plus sérieuses comme les plus légères, les plus savantes et les plus capricieuses, d'exprimer la vie humaine, d'en représenter les sentiments, les passions, les vertus et les vices, les travaux, les préjugés, les ridicules, les enthousiasmes, les grandeurs et les hontes, toutes les mœurs bonnes ou mauvaises, en un mot les fmomes, d'après leurs manifestations typiques, individuelles et collectives, et le tout en vue du perfectionnement physique, intellectuel et moral de l'humanité, de sa justification par elle-même, et 
finalement de sa glorification. 
Ou bien, sous prétexte de liberté, d'indépendance de fart, de génie, d'idéal, de révélation, d'inspiration, de rêverie, de fantaisie, elle se mettra au service, soit de l'idéalisme religieux, de l'illuminisme, du fanatisme et du quiétisme ; soit du désœuvrement, du luxe et des voluptés ou de l'épicurisme : ce qui veut dire que, pour n'avoir pas voulu d'une mission hautement morale, pratique et positive, l'école de l'art pour l'ai t s'en donnera une parfaitement irrationnelle, chimérique et immorale. 
Cela est fatal, et les faits le prouvent. 
De cette définition primordiale de l'art et de sa (in , il suit : 

1° Que dans toute œuvre d'art on doit considérer en premier lieu l'idée même de l'œuvre, son but pratique, et en second lieu l'exécution : les EFFETS avant les moyens; le CONTENU avant le contenant; la PENSÉE avant sa réalisation; 2° Que l'idée de l'artiste doit être toujours logique, rationnelle, vraie, et que sous ce rapport l'oeuvre tombe sous la critique philosophique ; mais qu'on ne saurait juger de même, avec une égale certitude, du revêtement de l'idée j, parce que de gustibus et coloribus non disputandum ; 3° Qu'une œuvre d'art se compose donc d'IDÉE et de représentation, la première rationnelle, la seconde dépendant du goût et des moyens de l'artiste; celle-là démontrable, celle-ci non démontrable ; 4° Mais qu'en tout cas il y a ceci en faveur de l'idée que si tout ce qui est raisonnable n'est pas nécessairement bien dans la représentation, rien de vraiment beau ne peut être irrationnel. 
Tels sont les principes de l'art'et de la nouvelle critique : principes que je déclare communs à la littérature, à la poésie, à l'architecture, à la musique, à la danse même, aussi bien qu'à la peinture et à la statuaire, (t qui régissent tout ici. 
Le peintre et le statuaire ayant pour but la représentation de l'humanité dans un but de perfectionnement, 

la question se pose aussitôt sur tes moyens à employer pour cette représentation. 
Parmi les moyens, on distingue d'abord deux choses : — la réalité imitable et représentable, réalité presque toujours plus ou moins défectueuse; — l'imagination, qui, à volonté, redresse, corrige, embellit la réalité, ou la fait grimacer, l'enlaidit, la déforme. 
Le réel et l'idéal concourent alternativement, dans des proportions variables, au gré de l'artiste, et selon l'effet à produire; ils font partie des moyens, c'est-à-dire de l'exécution, non des effets, non du but. C'est ainsi que dans la peinture, la couleur et le dessin concourent à l'œuvre, et font partie des moyens; il est absurde d'imaginer un tableau fait tout entier de couleur ou tout entier de lignes; bien plus absurde encore de faire une spécialité à un peintre de son aptitude à colorier ou à dessiner. 
v On se plaint, et on a mille fois raison, de la détestable critique actuelle. C'est le fléau des artistes, qu'elle décourage, assassine, quand elle devrait les éclairer; vrai métier de chantage, d'iniquité. Grâce à cette critique sans principe, pour qui l'idée n'est rien, la patte e-t- le chic tout, le public en est venu à ne plus se soucier des compositions, qu'il comprend d'autant moins que les artistes eux-mêmes ne se comprennent pas. 
o On s'arrête au portrait et au paysage; hors de là, néant. 

Ainsi, personne ne s'occup&aws de l'idée : on fait au musée comme au théâtre d ¥â, ou l'on dédaigne les paroles et le dram^; pour n'écouter que les instruments et les voix. On laisse de côté les EFFETS pour ne s'occuper que des moyens. Sur quoi tout le monde tranche du connaisseur; quant au fond, on ne se connaît à rien, par^l'excell^nte raison que dans le gâchis, il n'y arien à connaître. 0ri*étehineTun, on réclame.J'autre,trt meurt dans cette cacophonie. 
Dernière conséquenc,et lâ-plus déplorable de toutes, d'un art en travail, d'une pensée informe et d'une cri- -. tique aveugle et brutale : la société se sépare de l'art ; elle le met hors de la vie réelle; elle s'en-fait un moyen de plaisir et d'amusement, un passe-temps, mais auquel elle ne tient pas ; c'est du superflu, du luxe, de la vanité, de la débauche, de l'illusion ; c'est tout ce que l'on voudra. Ce n'est plus une faculté ni une fonction, une forme de la vie, ,une partie intégrante et constituante de l'existence. 
Quant à nous socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs : Notre idéal, c'est le droit et la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l'art et du style, arrière! nous n'avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière! nous ne 
voulons pas de vos arts. Si l'aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière 

toujours! nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes.
L'avenir est splendide devant nous. Nous avons à construire 36,000 maisons communes, autant d'écoles, de salles de réunion, des ateliers, des manufactures, des fabriques, nos gymnases, nos gares, nos entrepôts, ,nos magasins, nos halles, nos bibliothèques. 
Nous avons à créer 40,000 bibliothèques de 6,000 volumes chacune, — 240 millions de volumes, — des observatoires, des cabinets de-physique, des laboratoires de chimie, des amphithéâtres d'anatomie,. des musées, des belvédères par milliers. 
Nous avons à découvrir les modèles d'habitation du paysan et de l'ouvrier, de l'homme de ville et de l'homme des champs; nos villes et nos villages à rebâtir; et en première ligne, le Paris de M. Haussmann. 
Nous avons la France à transformer en un vaste jardin mêlé de bosquets, de hois taillis,' de hautes futaies, de sources, de ruisseaux, de rochers, où chaque paysage concoure à l'harmonie générale. 
Un jour, les merveilles prédites par Fourier seront réalisées. 
Les vrais monuments de la République, au rebours de ceux de l'Empire, seront dans la commodité. la salubrité et le bon marché des habitations. 
Mais, avant tout, nous avons une dernière bataille à 

livrer au mauvais goût, à la fausse littérature, aux mauvaises mœurs, à la politique d'absorption. 
Nous avons à instruire le peuple, à lui donner, avec le goût de la science, l'intelligence de l'histoire, de la philosophie, le culte de la justice, les vraies joies du travail et de la société. 
Nous avons à enseigner le droit, la liberté, la mutualité, la théorie des contrats; nous avons à exterminer la phraséurgie, le charlatanisme, le chauvinisme, la corruption. 
Nous avons à refaire l'éducation des femmes et à leur inculquer les vérités suivantes : — L'ordre et la 1 propreté dans le ménage valent mieux qu'un salon garni de tableaux de maîtres. — Une femme qui sait se vêtir avec goût, propreté, décence, sans luxe, est artiste; celle qui ne sait que se couvrir de bijoux et de dentelles, qui porte sur son corps sa dot, est une femme grossière, dénuée du sentiment du goût et de l'art : elle a beau faire, rien ne la relève; plus elle se montre cossue, plus elle est dégoûtante. - La femme est artiste; c'est justement pour cela que les fonctions du ménage lui ont été départies. S'imagine-t-on par hasard qu'elle va passer son temps à faire des aquarelles ou des pastels ? 
Avant tout, nous avons nous-mêmes à réformer notre vie, chercher le travail, pratiquer la modestie et la sobriété, suivre les mœurs pythagoriciennes. La table 

est ruineuse : tant mieux I Il nous restera, avec l'art de manger proprement les choses, la sobriété. 
Il nous faut renoncer à nos habitudes de bohème, faire de longues études, nous immerger pendant dix et quinze ans dans les travaux mécaniques, dans les affaires, avant de nous mettre à parler au public ; garantir notre raison par nos labeurs, produire tard, et ne nous livrer tout à fait à la littérature, à la philosophie ou aux arts qu'après quarante ou quarante-cinq ans révolus. 
A ces conditions, nous verrons revenir les grands siècles ; nous serons à notre tour originaux ; nous serons décidément émancipés et affranchis; l'humanité pourra proclamer sa majorité; elle sera libre; et cette longue transition, marquée par la Renaissance, la Réforme et la Révolution française, sera terminée. La régénération sera accomplie, et nous pourrons appliquer à l'esprit nouveau ce qui a été dit de l'esprit ancien ou Saint-Esprit : Et renovabis faciem ternp. 
FIN

TABLÉ DES MATIÈRES 
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Pages - CHAPITRE PREMIER T Question générale soulevée par les essais de M. Courbet

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