DU
PRINCIPE DE L'ART ET
DE SA DESTINATION SOCIALE'
CHAPITRE PREMIER J
Question générale soulevée par les essais de M. Courbet. — Contradiction des écoles : Nécessité d'une solution.
GUSTAVE COURBET, l'artiste aux violents paradoxes, vient de produire une œuvre dont le scandale aurait effacé tous ceux dont il s'est depuis quinze ans rendu coupable, si le gouvernement n'avait pris soin d'y mettre ordre en excluant purement et simplement de l'exposition (1863) cette peinture téméraire. Par ordre supérieur, le Retour de la conférence n'a figuré au palais de l'Industrie ni parmi les admis, ni parmi les exclus. A cette occasion, les adversaires de l'auteur n'ont pas manqué de s'écrier que cette petite persécution était justement ce qu'il cherchait. — « Courbet, di-
sont-ils, est à sa dernière fictdle. Après avoir agace le public de ses laideurs recherchées, le yoilÜ qui a recours à l'inconvenance des sujets. A force de cynisme, il ne pouvait manquer de s'attirer un coup d'État : seul , moyen qui lui restât de taire encore une fois parler de lui. Maintenant, que les étrangers chez lesquels il va colporter son chef-d'œuvre lui témoignent en Ilorins guinées et dollars leur indiscrète curiosité, c'est tout ce qu'il demande. Qu'ils sachent seulement que ce prétendu maître peintte, fondateur équivoque d'une école sans élèves, qui n'a jamais su formuler son principe, cet insulteur de l'art, est jugé; il n'a plus rien à montrer aux badauds; il est à bout de surprises et de charlatanisme. » Et le public,—qui n'entend rien a ces disputes d'artistes,—d'ouvrir de grands yeux, médiocre amateur de peinture, mais très-affriandé de scandale.
Qu'on se ligure, sur un grand chemin, au pied d'un chêne bénit, en face d'une sainte image, sous le regard sardonique du paysan moderne, une scène d'ivrognes appartenant tous à la classe, la plus respectable de la société, au sacerdoce : lit. le sacrilège se joignant a la soûlerie, le blasphème tombant sur le sacrilège; les sept péchés capitaux, l'hypocrisie en tète, M'lilant eu costume ecclésiastique; une vapeur libidineuse circulant à travers les etNigoureux contraste, cette petite orgie de la vie cléricale se passant au sein d'un paysage à la fois charmant et
grandiose, comme si l'homme, dans sa plus haute dignité, n'existait'que pour souiller de son indélébile corruption l'innocente nature : voilà, en quelques lignes, ce que s'est avisé de représenter Courbet. Encore s'il s'était contenté, pour épancher sa verve, de quelques pieds carrés de toile ! Mais non, il a bâti une immense machine, une vaste composition, comme s'il se fût agi du Christ sur le Calvaire, d'Alexandre le Grand à son entrée en Babylone, ou du Serment du Jeu de paume.
Aussi, lorsque cette joyeuseté picturale parut devant le jury, il y eut clameur de haro ; l'autorité décida l'exclusion. Mais Courbet récrimine : plus que jamais il accuse ses confrères, en masse, de méconnaître la pensée intime et la haute mission de l'art, de le dépraver, de le prostituer avec leur idéalisme; et il faut avouer que la décadence aujourd'hui signalée par tous les amateurs et critiques n'est pas peu faite pour donner au proscrit au moins une apparence de raison. Qui a tort, du soi-disant réaliste Courbet, ou de ses détracleurs, champions de l'idéal? Qui jugera ce procès, où l'art lui-même, avec tout ce qui le constitue et qui en dépend, est mis en question?
Je n'entends nullement me faire ici le prôneur ou garant des fantaisies de M. Courbet. Qu'il soit estimé à sa juste valeur, conformément aux principes et aux règles de l'art, c'est tout ce que je souhaite à cet ar-
tiste, et dont je laisse volontiers le soin au public. Mais encore faut-il qu'on le comprenne, surtout que ses antagonistes se comprennent eux-mêmes. Qu'est-ce que cet ART, que tous cultivent avec plus ou moins d'éclat?
quel en est le principe, quelle en est la fin, quelles en sont les règles ? Chose étrange, il n'y a personne, ni à l'Académie ni ailleurs, qui soit peut-être en état de le dire. I/art est un indéfinissable, quelque chose de mystique, la poésie, la fantaisie, tout ce que vous voudrez, qui échappe à l'analyse, n'existe que pour lui-même, - et ne connaît pas de règles. Recueillez les discours, rassemblez les écrits, faites le dépouillement des critiques : je suis fort trompé si vous obtenez rien de plus. Ce qui n'empêche pas les artistes de se disputer ni plus ni moins que des théologiens et des avocats, qui, eux du moins, reconnaissent des principes et des règles, et de se condamner les uns les autres, comme si ce n'était pas chose convenue qu'ils ne se peuvent entendre.
Ne demandez pas quelle est l'utilité de l'art el à quoi servent dans la société les artistes. Il est des professeurs qui vous répondraient que le caractère essentiel de l'art, que sa gloire est précisément d'être affranchi de toute condition utilitaire, servile. L'art est libre, disent-ils ; il fait ce qui lui plaît, travaille pour son plaisir, et nul n'a le droit de lui dire : Yoyons ton produit. Quoi donc ! Platon chassait de la république
les poëtes et les artistes; Rousseau les accusait de la corruption des mœurs et de la décadence des États.
Faut-il croire, d'après ces illustres philosophes, grands écrivains eux-mêmes, grands artistes, que l'art, étant rêverie, caprice et paresse, ne peut engendrer rien de bon ? J'avoue qu'il me répugne d'admettre une pareille conséquence, et, bon gré mal gré, puisque l'art est évidemment une faculté de l'esprit humain, je me demande quelle est la fonction ou le fonctionnement de cette faculté, partant, quelle en est la destination, domestique et sociale.
Que M. Courbet mette dans ses tableaux des prêtres en goguette, ou que M. Flandrin les représente à la messe; qu'on nous fasse voir des paysans, des soldats, des chevaux, des arbres en peinture, quand il ne tient qu'à nous de les observer en nature ; qu'on nous montre, ce qui est bien plus fort, en toutes sortes de poses.
les éffigies supposées tantôt de personnages antiques dont on ne sait presque rien, tantôt de héros de roman, de fées, d'anges, de dieux, produit de la fantaisie et de
la superstition, en quoi tout cela peut-il sérieusement, nous intéresser? Qu'importe à notre économie, à notre gouvernement, à nos mœurs? Qu'est-ce que cela ajoute à notre bien-être, à notre perfectionnement? Convientil à de graves esprits de s'occuper de ces coûteuses bagatelles? Avons-nous du temps et de l'argent de reste?. Voilà, certes, ce que nous autres gens de pra-
tique et de bon sens, qui ne sommes point initiés aux mystères de l'art, avons le droit de demander aux artistes , non pour les contredire, mais afin d'être édifiés sur ce qu'ils pensent d'eux-mêmes et sur ce qu'ils attendent de nous. Or c'est justement à quoi, depuis que ces messieurs se querellent ,' genus irritabile, personne ne paraît avoir clairement répondu.
Tous les deux ans, naguère c'était tous les ans, le gouvernement régale le public d'une grande exposition de peinture, statuaire, dessin, etc. Jamais l'industrie n'eut des exhibitions aussi fréquentes, et elle en jouit depuis beaucoup moins de temps. En fait, c'est une foire d'artistes, mettant leurs produits en vente, et attendant avec anxiété les chalands. Pour ces solennités exceptionnelles, le gouvernement nomme un jury chargé-de vérifier les ouvrages qu'on lui envoie., et de désigner les meilleurs. Sur le rapport de ce jury, le gouvernement décerne des médailles d'or et d'argent, des décorations, des mentions honorables, des récompenses pécuniaires, des pensions ; il y a pour les artistes distingués, selon le talent reconnu et l'âge, des places à Rome, à l'Académie, au sénat. Tous ces frais sont acquittés par nous autres profanes, comme ceux de l'armée et des chemins vicinaux: ce qui établit une analogie de plus entre les industriels et les artistes.
Cependant personne, ni dans le jury, ni à l'Académie, ni au sénat', ni à Rome, ne serait peut-être en état de
justifier cet article du budget par une définition intelligible de l'art et de sa fonction, soit dans les familles, soit dans la cité er dans le pouvoir. Pourquoi ne pas laisser les artistes à leurs affaires et ne s'occuper d'eux non plus que des bateleurs et danseurs de corde? Peutêtre serait-ce le meilleur moyen de savoir au juste ce qu'ils sont et ce qu'ils valent.
Plus on réfléchit sur cette question de l'art et des artistes, plus on rencontre de sujets d'étonne m en t.
M. INCRES, - maître peintre comme M. Courbet, - est devenu, par la vente de ses ouvrages, riche et célèbre.
Il est clair que celui-là au moins n'a pas rien travaillé que pour la fantaisie. Tout récemment il a été admis au sénat comme une des grandes notabilités du pays ; au signal donné par le gouvernement, les citoyens de Montauban, compatriotes de M. Ingres, lui ont décerné une couronne d'or. Voilà donc la peinture mise de pair avec la guerre, la religion, la science et l'industrie.
Mais pourquoi M. Ingres, actuellement sénateur, a-t-il été réputé le premier parmi ses pairs ? Si vous consultez les hommes spéciaux, gens de lettres, artistes et critiques, sur la valeur artistique de M. Ingres, la plupart, sinon tous, vous répondront naïvement que M. Ingres, habile dessinateur, est le chef, très-discuté, d'une école tombée depuis plus de trente ans en dis- crédit, l'école classique; qu'à cette école il en a succédé une autre qui, à son tour, a obtenu la vogue. l'école
romantique, dont le chef, M. Eugène DELACROIX, vient de mourir; que celle-ci a succombé elle-même, et qu'elle est en partie remplacée par l'école réaliste, laquelle n'a pas mieux su se définir que ses devancières, et dont le principal représentant est M. COURBET. En sorte que, sur la gloire de M. Ingres,' vénérable chef du classicisme, se sont superposées deux écoles plus jeunes, deux nouvelles générations d'artistes, comme sur les animaux contemporains du dernier déluge se sont superposées deux et même trois couches de terrain. Or remarquez que dans le train ordinaire des affaires humaines, ce ne sont pas les antiquités que l'on recherche, ce sont les nouveautés. Ainsi le veut la grande loi de la civilisation, le progrès. Pourquoi le gouvernement a-t-il choisi M. Ingres, un antédiluvien, plutôt que M. Delacroix, plutôt que Courbet?
Notez qu'à ne considérer que le talent d'exécution ou la différence des goûts, dont il est de précepte de ne disputer pas, les trois se valent, ou peu s'en faul.
Comment donc, encore une fois, le gouvernement préfère-t-il, en fait d'art, la décrépitude à la jeunesse, les antiquailles aux inventions nouvelles? L'art est-il un élément de civilisation ou de décadence? Se mesure-t-il, comme la valeur de certains tableaux, par l'accumulation des années? Est-ce affaire d'archéologie? ou bien en serait-il de lui comme de la politique, qui, de tout temps, eut horreur des idées nouvelles, et dont la
marche est à rebours de l'histoire? De la sorte, les derniers venus en peinture seraient les plus mauvais.
A quoi bon alors les encouragements et les récompenses? Laissons aller les choses, si mieux n'aimons suivre le conseil de Platon et de Rousseau, et frapper ce soi-disant monde de l'art, tourbe de parasites et de corrompus, d'ostracisme.
Et, en effet, si les novateurs en fait d'art, de même qu'en matière de religion et de politique , doivent être condamnés, ce n'est pas le seul Courbet qu'il faut proscrire, c'est tout le monde. Chose certaine, depuis que l'art est devenu une profession, une espèce d'industrie, une spécialité dans la société, soit instinct, soit imitation de ce qui se passait autour de lui, il a constamment tourné le dos à sa tradition. L'école hollandaise rompt avec l'italienne ; celle-ci a répudié le moyen âge, qui, de son côté, avait énergiquement protesté contre le paganisme. Parmi les Grecs et les Romains euxmêmes , l'école qui produisit le Laocoon et le Gladiateur n'est plus la même que celle qui faisait Hercule au repos ou Apollon vainqueur du serpent. Entre ces deux écoles, il y a la même distance qu'entre MM. Ingres et Delacroix. On a beaucoup reproché à M. Courb'et de n'avoir pas su formuler son système ; mais quelle est donc l'école d'art qui ait jamais su ce qu'elle faisait, ce qu'elle pensait, en vertu de quel principe elle marchait, elle agissait? Cette ignorance de soi et de sa des-
tinée est même, au dire des plus profonds critiques, ce qui distingue essentiellement le génie des arts ; à telles enseignes qu'en devenant penseur, on cesse, selon eux, d'être artiste, et que, si l'on veut se faire une idée théorique de l'art, en déterminer la fonction, en juger les œuvres et le ramener lui-même au sens commun, on approchera d'autant plus de la vérité qu'on aura l'imagination moins troublée par Tes illusions de l'art.
Telle est aussi mon opinion ; et si vous prenez la peine de lire ce qui suit, ami lecteur, j'ose espérer, sans trop présumer de vous ni vous faire injure, que vous vous joindrez à mon sentiment.
C'est donc à nous profanes, gens de travail servile et de sèche analyse, à faire le décompte de l'art et à régler la position des artistes : il le faut bien, puisque l'art les jette sans cesse hors la raison pratique, puisque, malgré la richesse de leur imagination et le luxe de leur faconde, malgré leur colossale vanité, ils sont 1 hors d'état de répondre pour eux-mêmes et de justifier leurs œuvres.
Je ne sais rien, par étude ou apprentissage, de la peinture, pas plus que de la sculpture et de la musique.
J'en ai toujours aimé les productions, comme tout barbare aime ce qui lui semble beau, ce qui brille , qui flatte son imagination, son cœur et ses sens, comme les enfants aiment les estampes. Je les aime davantage depuis que je me suis avisé, il n'y a pas longtemps de
cela, d'en raisonner. On voit déjà que les artistes n'ont rien à redouter, pour leur considération personnelle et pour l'intérêt que méritent leurs ouvrages, des conclusions que je pourrai prendre..
Mais, me direz-vous, cette bienveillance générale ne saurait justifier votre présomption. Possible que celui qui n'est qu'artiste soit du tout inhabile à s'expliquer sur les choses qu'il est censé connaître le mieux; mais tel pourrait joindre à la pratique de l'art les habitudes de l'esprit philosophique : c'est à celui-là qu'il appartient de prendre la parole. Quant à vous, vous manquez déjà à la première règle du sens commun, qui défend de parler de ce que l'on ignore.
Étranger aux arts, n'ayant pas même lu ce qu'en ont écrit les Winckelmann, les Lessing, les Gœthe, vous êtes sans titre, incompétent.
J'avoue que l'apparence m'est défavorable. J'insiste cependant, et je proteste, tant en mon nom qu'en celui de l'immense majorité du public, qui me ressemble, contre cette fin de non-recevoir, pour "deux motifs.
Je suis, il est vrai, de cette innombrable multitude qui ne sait rien de l'art, quant à l'exécution, et de ses secrets ; qui, loin de jurer par une école, est incapable d'apprécier l'habileté de main, la difficulté vaincue, la science des moyens et des procédés ; mais dont le suffrage est le seul, en définitive, qu'ambitionnent les artistes; pour qui seule l'art s'ingénie et crée. Cette
multitude a le droit de déclarer ce qu'elle rejette ou préfère, de signifier ses goûts, d'imposer sa volonté aux artistes, sans que personne, chef d'État ou expert, puisse parler pour elle et se porter son interprète. Elle est sujette à se tromper, même sur ce qu'elle recherche et qu'elle aime le mieux ; son goût, tel quel, a souvent besoin qu'on l'éveille et qu'on l'exerce : somme toute, elle est juge et prononce souverainement. Elle peut dire, et nul ne saurait lui répliquer : Je commande ; à vous, artistes, d'obéir. Car si votre art repousse mon inspiration ; s'il prétend s'imposer à ma fantaisie, au lieu de. la suivre ; s'il ose récuser mes jugements; en un mot, s'il n'est pas fait pour moi, je le méprise avec x toutes ses merveilles ; je le nie.
Puis j'ai remarqué que tous tant que nous sommes, la nature nous a faits, quant à l'idée et au sentiment, à peu près également artistes; qu'autant le progrès de la connaissance chez nous est lent, exige d'études et d'efforts, autant l'éducation esthétique est rapide ; que là tout se fait par réflexion, ici par spontanéité ; que, semblables par la faculté intellectuelle, nous ne sommes originaux, nous n'attestons notre liberté et notre personnalité que par notre faculté d'art; que l'autorité en pareille matière est donc inadmissible ; et pour le surplus, que tous les arts relevant du même principe, ayant même destination, étant régis par les mêmes règles; ces règles elles-mêmes étant aussi simples que
peu nombreuses, il suffisait à chacun de nous de se consulter lui-même pour être en mesure,.après une courte information, d'émettre sur n'importe quelle œuvre d'art un jugement. C'est ainsi que je me suis constitué critique d'art ; et j'engage véhémentement tous mes lecteurs, dans l'intérêt de l'art lui-même, à suivre mon exemple.
Je juge des œuvres d'art par le goût naturel à l'homme pour les belles choses, et surtout par ce que j'ai appris en littérature. A l'exemple de MM. Thiers, Guizot et autres, qui ne sont, j'imagine, guère plus artistes que moi-même, j'ai cru que je pouvais me permettre d'exposer ma façon de voir et de sentir, non pour faire autorité, mais afin que les artistes connaissent leur public et agissent ensuite en conséquence. Je n'ai pas l'intuition esthétique ; je manque de ce sentiment primesautier du goût qui fait juger d'emblée si une chose est belle ou non ; et ce n'est toujours que par réflexion et analyse que j'arrive à l'appréciation du beau. Mais il me semble que les facultés du goût et celles de l'entendement ne sont pas tellement distinctes qu'elles ne se puissent suppléer l'une l'autre :.à ce titre, on verra peut-être avec quelque intérêt les efforts que j'ai faits pour me rendre compte des chefs-d'œuvre de l'art, et me faire en conséquence des règles pour moi-même.
Ma qualité de juge établie, je n'hésite point à en
produire les actes. En ce qui touche Courbet, je dis que ceux qui ont jeté le mépris sur les œuvres plus ou moins excentriques de cet artiste, et ceux qui en ont essayé l'apologie, admirateurs et détracteurs, ont fait preuve d'une médiocre judiciaire. Ils n'ont pas su analyser leur homme et le classer ; ils n'ont pas compris qu'en peinture, ni plus ni moins qu'en littérature et en toute chose, la pensée est la chose principale, la dominante ; que la question du fond prime toujours celle de la forme, et qu'en toute création de l'art, avant de juger la chose de goût, il faut vider le débat sur l'idée. Or, quelle est l'idée de Courbet, non-seulement dans tel de ses tableaux, mais dans l'ensemble de son œuvre? Voilà ce qu'il convenait tout d'abord d'expliquer. Au lieu de répondre, on s'est hâté d'arborer un drapeau sur lequel on a écrit, sans savoir ce que l'on faisait, RÉA- LISME ; la critique a battu la campagne, et voilà Courbet, grâce à ce sobriquet métaphysique, devenu une
sorte de sphinx , auquel depuis dix ans le progrès de l'art français semble accroché.
Je puis à mon tour me tromper : c'est ce dont le lecteur jugera; mais il me semble que rien n'élait plus aisé, après avoir examiné une demi-douzaine de tableaux du célèbre novateur, les plus significatifs, que d'en dégager la pensée fondamentale; cela fait, de juger la portée de l'innovation, de lui assigner son rang dans la série des écoles; de préciser les règles d'après les-
quelles Courbet et tous les artistes doivent être jugés, et de leur donner à tous ce qui parait leur manquer encore, la pleine, entière et philosophique conscience de leur mission. Non, Courbet n'est pas un sphinx, et ses tableaux ne sont pas des monstres. Je crains d'abaisser à une question de personne un sujet qui intéresse l'art tout entier ; mais je croirai avoir bien mérité du public et des artistes, et servir le progrès, si, à propos d'un homme, je parviens à jeter les fondements d'une critique d'art rationnelle et sérieuse.
Il est, dans la peinture comme dans les beaux-arts, des règles générales, des principes supérieurs qui relèvent de la raison, et auxquels ni artiste ni philosophe ne se peut dérober. Si l'on peut manquer de goût en ayant raison, il n'y a pas de goût contre la raison. Or ce sont ces principes généraux de critique que je me propose d'établir, à l'aide desquels on pourra juger et classer, non-seulement le peintre Courbet, mais tous les artistes quels qu'ils'soient, et marquer la voie. Je veux donner les règles dû-jugement : le public jugera.
CHAPITRE II
Du principe de l'art, ou de la faculté esthétique de l'homme.
Le premier qui, en dehors de ses attractions physiques et de ses besoins matériels, sut apercevoir dans la nature un objet agréable, intéressant, singulier, magnifique ou terrible; qui s'y attacha, s'en fit un amusement, une parure, un souvenir; qui, communiquant à son hôte, à son frère, à sa maîtresse, son admiration, leur en fit agréer l'objet comme un témoignage précieux d'estime, d'amitié ou d'amour, celui-là fut le premier artiste. La petite fille qui se fait une couronne de bluets, la femme qui se compose un collier'de co* quillages, de pierreries ou de perles, le guerrier qui, pour se rendre plus terrible, s'affuble d'une peau d'ours ou de lion, sont des artistes.
Cette faculté est propre à notre espèce ; l'animal, comme le philosophe d'litrace, n'admire rien, ne r montre de goût en rien, ne distingue point entre le beau et le laid, pas plus qu'entre le juste et l'injuste. Il est sans amour-propre et sans délicatesse, sans bassesse comme sans orgueil, insensible à tout ce que nous ap-
pelons beautés et harmonies de la nature. Il se trouve bien comme il est, n'aspire point à la gloire, ne songe point à rehausser sa mine d'un ornement emprunté, à festonner son gîte ; il vit sans cérémonie et sans gêne, à l'abri de l'envie comme du ridicule. Il garde le souvenir de ceux qu'il aime, qu'il hait ou qu'il craint; privé de son petit, de sa compagne, on le verra mourir de regret; mais il ne se fera pas une relique de leur dépouille, et de leur souvenir une sorte de culte. Libre, il consomme ses provisions en nature ; on ne l'a jamais vu les faire cuire au soleil, les macérer dans le sel et les épices, ou les combiner entre elles de manière à multiplier ses jouissances. En fait d'art culinaire, il peut en revendre à la sagesse de Pythagore.
J'appelle donc esthétique la faculté que l'homme a en propre d'apercevoir ou découvrir le beau et le laid,
l'agréable et le disgracieux, le sublime et le trivial, en sa personne et dans les choses, et de se faire de cette perception un nouveau moyen de jouissance, un raffinement de volupté.
Ainsi déterminé dans son principe et dans son objet.
l'art se fait de tout un instrument ou une matière, depuis la plus simple figure de géométrie jusqu'aux fleurs les plus splendides, depuis la feuille d'acantiie sculptée sur le chapiteau corinthien, jusqu'à la personne hu- maine taillée en marbre, coulée en bronze et érigée en divinité. Toute la vie va s'envelopper d'art : nais-
sance, mariage, funérailles, moissons, vendanges, combats, départ, absence, retour, rien n'arrivera, rien ne se fera sans cérémonie, poésie, danse ou musique.
L'amant fait le portrait de sa maîtresse; le mari couvre sa femme de bijoux, de tissus précieux ; le chasseur ne se contente pas de manger son gibier ; il s'entoure d'images de chevaux, de chiens, d'oiseaux et de bêtes fauves; le chef de clan élève son toit sur des colonnes pareilles aux pins et aux chênes qui soutiennent la voûte sombre des forêts ; la table sur laquelle il prend son repas a des pieds de bélier ou de chèvre ; le vase qui contient sa boisson figure un oiseau dont le cou sert de goulot et le bec d'orifice. Sans cesse occupé de -se relever à ses propres yeux et aux .yeux des autres, il soigne sa démarche, son vêtement et son langage, scandant ses discours, faisant des comparaisons et des paraboles, inventant un refrain, un couplet, une complainte, formulant ses sentences et parlant par apoplithegmes. S'abstenir des façons grossières, des gestes choquants, des 'paroles de mauvais augure, est le premier devoir d'un homme bien appris. L urbanité ou la politesse est le premier et jusqu'à présent le plus positif et le plus précieux des effets de l'art. Tout lui devient occasion ou prétexte : une colombe fugitive, un moineau mort, une mouche écrasée lui inspirent un chef-d'œuvre. Une fois lancée, l'imagination ne s'arrête plus : l'Océan en furie, le désert profond lui révèlent
des beautés sans égales ; les objets les plus dégoûtants se transforment en monuments de luxe et d'orgueil : nos paysans savent ce qu'un fumier bien troussé devant une ferme indique chez les demoiselles de la maison de coquetterie et de bravoure. Tel est le fait dans sa nudité ; il s'agit de savoir ce qu'il contient. Essayonsen l'analyse.
Je trouve dans cette faculté d'art, dans ce soin continuel qu'a l'homme de relever sa personne et tout ce qui s'y rapporte par des ornements tantôt empruntés à la nature, tantôt fabriqués de ses mains, trois choses.
La première est un certain sentiment, une vibration ou .résonnance de l'âme, à l'aspect de certaines choses ou plutôt de certaines apparences réputées par elle belles ou horribles, sublimes ou ignobles. C'est ce qu'indique le mot esthétique, du grec aïsthêsis, féminin, qui veut dire sensibilité ou sentiment. La faculté de sentir donc (sous-entendez la beauté ou la laideur, le sublime ou le bas, l'heur ou le malheur), de saisir une pensée, un sentiment dans une forme, d'être joyeux ou triste sans cause réelle, à la simple vue d'une image , voilà quel est en nous le principe ou la cause première de l'art..
En cela consiste ce que j'appellerai la puissance d'invention de l'artiste; son talent (d'exécution) consistera à faire passer dans l'âme des autres le sentiment qu'il éprouve.Cette cause première, fondamentale de l'art en en-
gendre une seconde, de laquelle l'art tirera tout son développement. Doué de cette faculté esthétique.
l'homme se l'applique à lui-même : il veut être beau, se faire beau, noble, glorieux, sublime, et le devenir de plus en plus. Lui dénier ce mérite, combattre cette prétention, c'est Y outrager. Si 'l'art a son principe dans la faculté esthétique, sens poétique, ou comme on voudra l'appeler, il reçoit l'impulsion de l'estime de soi ou de Y amour-propre. La première de ces deux facultés donne le germe; la seconde est la force motrice, qui produit l'accroissement. Enfin, de l'action combinée de ces deux causes, la faculté esthétique et l'amour-propre, naît une troisième faculté, appelée à jouer dans l'an un grand rôle, mais qui cependant ne lui est pas absolument indispensable, et dans tous les cas demeure secondaire, la faculté limitation. Reproduire, en effet, par la peinture, la statitaire,* ou de toute autre manière, un objet qui plaît, c'est en jouir de nouveau, c'est suppléer à son absence et à sa perte, c'est bien souvent l'embellir encore. La poésie, le chant, la musique, la x danse, les pompes ou processions, vont au même Lut.
■- Retenons donc ceci, à rencontre de ce qu'ont prétendu quelques auteurs, qui ont vu dans la faculté d'imitation le principe de l'art, qu'elle n'est pas du tout, si éminente qu'on la suppose, non plus que l'estime de soi, ce qui constitue l'artiste. De même qu'on peut être un habile versificateur sans êtrepoëte, de même il peut
se rencontrer dans un individu une grande aptitude de reproduction ou d'imitation, sans que cet individu puisse se dire artiste. La où manque l'àme, la sensibilité, il n'y a point d'art, il n'y a que du métier. Sur ce point.
le public et les critiques, même les plus clairvoyants, sont exposés à se tromper, prenant, sur la foi de leur propre idéal, les illusions du dessin, du modelé, qui sont en eux, pour des signes de génie citez les autres.
Dans une époque de charlatanisme comme la notre, cette espèce abonde : il n'est pas rare de la voir usurper les honneurs et la réputation dus aux vrais artistes.
Tout cela et ce qui va suivre a été dit par d'autres, je suppose, et je demande pardon au lecteur de le traîner sur ces lieux communs. 31ais peut-être les mêmes choses n'ont-elles pas été exprimées comme je les exprime, ni dans l'ordre où je les exprime ; en tout cas, comme nous ne pouvons raisonner de l'art contemporain sans remonter à l'art antique, ni parler de l'art antique sans nous référer aux principes, force était pour moi de ressasser un peu ces éléments. Je hais les idée* mal suivies; je ne comprends que ce qui est clairement exprimé par la parole, formulé par la logique el lixé par l'écriture.
Ce que nous venons de dire, que l'art repose sur une iriple hase, savoir, faculté esthétique, ou sens poétique, culie de soi, ou amour-propre, et puissance d'imitavon, fournit matière à quelques réflexions qu'il est iu-
dispensable de consigner ici le plus sommairement possible.
a) "En premier lieu, de ce que notre âme a la faculté de sentir, à première vue et avant toute réflexion, indépendamment de tout intérêt, les belles choses, il s'ensuit, au rebours de ce qu'enseignent de grands philosophes, que l'idée du beau n'est pas en nous une pure conception de" l'esprit, mais qu'elle a son objectivité propre; en autres termes, cette beauté qui
nous attire n'est point chose imaginaire, mais réelle.
En sorte que l'art n'est pas simplement l'expression de notre esthésie 1, qu'on me passe ce néologisme ; il correspond à une qualité positive des choses. Je ne ferai 1 pas là-dessus de longs raisonnements. Il serait inconcevable que l'idée du beau fût une création de toutes pièces de l'esprit humain, sans réalité dans la nature.
Qu'est-ce donc que l'esprit, sinon la nature ayant conscience d'elle-même? Ce qui constitue la beauté, n'est-ce pas l'ordonnance, la symétrie, la proportion, l'harmonie des tons, des couleurs, des mouvements, la richesse, l'éclat, la pureté, toutes choses qui se peuvent mesurer au compas, calculer par chiffres, paraître ou disparaître par une simple addition ou soustraction de matière? Dans le cheval, les conditions de' la beauté se confondent avec la vigueur, la solidité, la vitesse,
1. AIL-csthésie, insensibilité, terme de médecine, ne S'CIDI,l°ir qu'au sens physiologique.
la membrure, qualités essentiellement physiologiques, positives. Là-dessus, le vétérinaire, l'officier de cavalerie en savent autant que l'artiste le plus consommé.
Lorsque le premier homme, tendant les bras à Eve, !a proclama la plus belle des créatures, il n'embrassa pas un fantôme, mais la beauté en chair et en os. Ce qui a tait divaguer ici les métaphysiciens, c'est d'avoir pris une faculté d'aperccplion pour une faculté de création: de ce que nous avons, par privilège, la faculté d'apercevoir la beauté en nous-mêmes et dans la nature, ils ont conclu que la beauté n'existait qu'en notre esprit; ce qui revient à dire que la lumière, n'existant pas pour les aveugles, est une conception des clairvoyants.
Ú) Sans doute le beau n'existe pas pour qui est incapable de le voir; bien plus, les mêmes objets, quelle que soit leur beauté intrinsèque, n'excitent pas chez tous les hommes la même vivacité de sentiment. C'est un fait que je ne nie point et qu'il importe de relever. Que s'cnsuit-il ? Que dans l'œuvre d'art, l'artiste met du sien autant qu'il emprunte à la nature; en conséquence, que l'art, sans jamais pouvoir se dépouiller entière ment de toute objectivité, demeure néanmoins personnel, libre, mobile : enfin, qu'autant l'artiste montre de spontanéité et d'originalité dans son œuvre, autant le spectateur conserve, a son égard d'indépendance : d'où le précepte si connu : De gmtibus et coloribus non tfisjMlandum. Certes., il est des choses sur la beauté
desquelles tout le monde est d'accord; mais il en est un beaucoup plus grand nombre à l'égard desquelles les sentiments sont divisés, sans que pour cela leur beauté doive être tenue pour douteuse. Cette divergence provient de ce qu'il en est de notre faculté esthétique comme de notre mémoire, de notre intelligence, de nos sens : elle n'a pas chez tous la même puissance, la même pénétration; sans compter que les mêmes objets ou les mêmes aspects ne nous offrent pas à tous un égal intérêt. Souvent le goût est lent à se former; on aime dans un temps ce que l'on rejette dans un autre; on se rectifie soi-même. Souvent la personne qu'on doit aimer est celle qui commence par déplaire ; on a vu des amants passionnés se prendre en aversion et déclarer toute leur incompatibilité.
Alceste, s'imaginant qu'il aime Célimène, et persistant à l'aimer encore après qu'il a reconnu sa coquetterie, est un homme qui s'ignore lui-même : ce qu'il lui fallait n'était ni la légère Célimène, ni la sa Éliante; c'était un composé des deux, une personne gaie, spirituelle, séduisante, en apparence légère, au fond raisonnable : telle était la femme dOrgon,Elmire.
Il n'est pas un homme qui n'ait aimé dans sa \ie au moins une jolie femme, ce qui suppose que toutes les femmes sont belles; et j'abonde dans ce sentiment.
Mais, de toutes ces créatures charmantes, il n'yen a
ordinairement qu'une qui vous plaise : ce. qui veut dire que les-habitudes de notre vie, notre éducation, nos idées acquises, notre tempérament, moditient notre clairvoyance esthétique, et réduisent pour chacun de nous à d'étroites limites le monde de la beauté.
c) Voici qui est plus triste encore: quelle que soit la vivacité première du sentiment, il ne se soutient pas. L'impression est fugitive ; avec l'habitude, l'admiration faiblit; l'objet adoré devient vulgaire, insipide.
déplaisant. Les manifestations de l'art sont comme des feux d'artifice, qu'on admire le temps d'une étoile filante, mais qu'on n'irait pas voir tiois jours de suite, et auxquels beaucoup de gens se contentent d'avoir assisté une fois. De là refroidissement de lame, inconstance du cœur et versatilité. De là,après avoir exalté la dignité humaine par l'image du beau, nécessité de la fortifier contre la défection et les aberrations de l'idéal. L'homme en qui la faculté esthétique est déréglée, obligé de chercher sans cesse une nouvelle idole, change de goût, de modes, d'amis, de maîtresses, sans pouvoir se fixer jamais. Tel est le type de don Juan. Détestable travers, qui fait prendre en dégoût le travail, l'étude, la famille, le droit et le devoir, qui produit les vices les plus hideux et les grands scélérats.
d ) Dernière observation : la beauté d'un objet peut être en général considérée comme le témoignage de
l'excellence de cet objet, de sa puissance et de sa bonne constitution. Le beau est le resplendissement , du vrai, a dit Platon. Mais il n'en résulte nullement que la sensibilité esthétique chez l'arliste témoigne de la profondeur de sa connaissance ou de la pénétration de son esprit; loin de là, on peut dire qu'elle est en raison inverse de l'esprit philosophique. Ce n'est guère qu'à cette condition qu'un artiste atteint aux sommités de sa profession. Sans doute l'art ne repousse pas la science; il lui est même défendu, à peine de ridicule, de se mettre en contradiction avec elle; il est condamné à s'y référer à mesure qu'elle se produit. Mais il ne l'attend pas; il la prévient, dans son éclosion, la dépasse dans sa marche, la préjuge par ses inspirations, et va même, dans les siècles d'ignorance et chez la multitude des esprits faibles, jusqu'à la suppléer. Il en est de même du droit et de la morale : il s'en faut de beaucoup que la puissance esthétique d'un poète, d'un artiste destiné à célébrer les grands hommes, soit une - garantie de la fermeté de sa conscience et un certificat de sa moralité. Je pourrais citer des exemples de vertu sévère parmi nos plus éminents artistes : malgré cela, il n'est que trop vrai que les poursuivants de l'idéal, artistes ou non de profession, sont les plus fragiles des humains. Assurément l'arl, par sa nature, ne répugne pas à la justice, non plus qu'à la philosophie; il lui est même interdit, à peine de déchéance,
de se mettre en opposition avec le droit et les mœurs.
Mais l'art, dans son fougueux élan, n'attend pas plus le droit et la loi qu'il n'attend le savoir ; son évolution est beaucoup plus rapide : il prend le devant, et souvent, jusque dans les sociétés avancées, c'est lui dont.
le culte mystique et vague supplée, dans les âmes admiratives et amoureuses, la loi sévère, précise et im- s pérative de la morale.
De ces considérations générales sur le principe et les conditions organiques de l'art, il résulte que, si la faculté esthétique, de même que la faculté philosophique. a sa base tout à la fois dans l'esprit et dans les choses, je dirai même dans l'observation, puisqu'il s'agit ici d'une certaine espèce d'apparences; si, de même encore que" la philosophie, elle a devant elle l'infini de la nature et de l'humanité, elle ne marche cependant pas son égale, elle ne tient pas le haut rang, pas plus dans l'opinion que dans l'histoire. Son rôle est r celui d'un auxiliaire ; c'est une faculté plus féminine que virile, prédestinée à l'obéissance, et dont l'essor doit en dernière analyse se régler sur le développement juridique et scientifique de l'espèce. Le progrès de l'art, s'il y a progrès, n'aura pas sa cause en lui-même : il recevra son accroissement du dehors. Abandonné à ses propres forces, l'art, fantaisiste par nature, ne peut que tourner sur lui-même : il est condamné à l'immobilité.
CHAPITRE III
T)e l'icléal. - Biit et (léfiiiitioii de l'ai-t.
Nous avons reconnu le principe de l'art; nous avons constaté, dans quelles circonstances et de quelle manière se manifeste en nous cette faculté dont le jeu doit tenir une si grande place dans notre vie et dans la civilisation tout entière. Nous savons enfin ce qui distingue spécifiquement l'artiste des autres hommes, et ce que nous pouvons attendre de lui. Qu'est-ce maintenant que cet invisible, ce je ne sais quoi qui nous plaît dans les choses, qui nous touche, qui nous inspire de la joie, de la tendresse, de la mélancolie, quelquefois de l'horreur ou du dégoût, et dont l'artiste, par ses reproductions, est appelé à augmenter encore l'effet? Pouvons-nous nous en rendre compte, le nommer, le définir? Les faits nous ont démontré qu'il existe positivement en nous une faculté particulière.
différente de la perception sensible, de la mémoire, du jugement, de l'imagination, de la conscience et de la logique, et que nous avons nommée faculté esthétique ou puissance d'art. Or une faculté ne se conçoit pas
sans un objet : quel est donc l'objet propre de celle-ci, l'ohjet de l'art par conséquent? Il importe de l'étudier en lui-même, de l'analyser, de le définir, s'il est possible.
Cet objet de l'art, encore si peu compris, est ce que tout le monde appelle Y idéal.
Réalisme, idéalisme, termes mal expliqués et devenus presque inintelligibles, même aux artistes. J'en étonnerai plus d'un en affirmant que l'art est, comme la nature elle-même, tout à la fois réaliste et idéaliste: que Courbet et ses imitateurs ne font nullement exception à la règle ; qu'il est également impossible à un peintre, à un statuaire, à un poëte, d'éliminer de son œuvre soit le réel, soit l'idéal, et que, s'il l'rssaait. il cesserait par lil même d'être artiste.
Prouvons d'abord l'inséparabilité des deux termes.
Prenez chez le bouclier voisin un quartier d'animal tué, bœuf, porc ou mouton; placez-le devant une lunette, de manière à en recevoir l'image renversée derrière la lunette, dans une chambre obscure, sur une plaque de métal iodurée : cette image tracée par la lumière est évidemment, en tant qu'image et au point de vue de l'art, tout ce que vous pouvez imaginer de plus réaliste. Il s'agit d'un corps mort, dépecé," bloc de viande informe; quant à l'image obtenue, elle est le fait d'un agent naturpl, que le photographe a su mettre en jeu, mais dans l'action duquel il n'entre lui-même
pour rien. Qui peut ici éveiller le sentiment esthétique?
où est l'idéal?
Pourtant il est certain que ce réalisme n'est pas dépourvu de tout idéal, ni impuissant à éveiller en nous la moindre étincelle esthétique : car, sans compter le boucher et la cuisinière, qui savent fort bien dire : Voilà de belle ou de vilaine viande, et qui s'y connaissent; sans compter le gastronome, qui n'est pas non plus insensible à la chose, il y a ici le fait même de l'œuvre photographique, l'un des phénomènes les plus merveilleux qu'il nous soit donné d'observer dans l'univers. Dites, si vous voulez, que le sentiment esthétique éveillé par cette représentation d'un quartier de boeuf est le plus bas degré que nous puissions observer de l'idéal, celui qui est immédiatement au-dèssus de zéro ; mais ne dites pas que l'idéal fait ici absolument défaut : vous seriez démenti par le sentiment universel.
Au lieu d'une cuisse de bœuf, d'un gigot de mouton ou d'un jambon placé sur étal, mettez un oranger dans sa caisse, une gerbe de fleurs dans un vase de porcelaine, un enfant jouant sur un canapé : toutes ces images, espèces de calques créés par un artiste sans conscience i absolument insensible à la beauté et à la laideur, mais avec une perfection de détails dont aucun artiste vivant ne saurait approcher, seront des images réalistes, si vous voulez, en ce sens que l'auteur, à
savoir la lumière, n'y a rien mis du sien et ne s'est pas occupé de vous; mais, pour peu que vous lui donniez d'attention, ces mêmes images ne vous en causeront pas moins une sensation de plaisir ; elles vous paraîtront même d'autant plus agréables, partant moins réalistes, plus idéales, que les objets représentés s'éloigneront par eux-mêmes de la matérialité pure, qu'ils participeront de votre vie, de votre âme, de votre intelligence 1.
La séparation du réel et de l'idéal est donc impossible, d'abord dans la nature, qui nous donne l'un et nous suggère au moins l'autre; à plus forte raison dans l'art, cet art se réduisît-il à une simple photographie. Elle est impossible, dis-je, cette séparation, d'abord parce que la beauté, plus ou moins cachée, est partout dans l'univers, opéra Dei perfecta; puis parce que nous avons des yeux et un cœur qui savent la découvrir ; Platon affirme cette séparation, lorsqu'il dit que les Idées, c'est-à-dire les types éternels de toutes les choses créées, existaient avant la création dans la pensée de Dieu. Mais qui admet aujourd'hui cette théosophie de Platon ? Les idées des choses sont
1. L'homme se cherche dans toutes ses œuvres d'art; son but est toujours son moi, sa personnalité. Il se retrouve aussi bien dans le paysage que dans sa propre effigie. Le sentiment de la nature est faible dans les commencements où les villes sont petites; il devient plus' vif au sein des grandes capitales : voyez Virgile qui pleure ses campagnes au milieu de Rome.
inhérentes aux choses qui les expriment, et toutes ensemble, indissolublement unies, constituent la vie et l'intelligence, la beauté et la réalité de la nature.
Ce qui est vrai, c'est que l'idéal est plus ou moins apparent; qu'il nous intéresse plus ou moins; que l'artiste peut être plus ou moins habile à le faire sentir; je dis plus, il y a des cas où l'art ne peut que faire disparaître l'idéal, en essayant de l'imiter; d'après cela, la question de l'art, de son objet et de sa fin ne laisse plus d'incertitude. Le but de l'artiste est-il de reproduire simplement les objets, sans s'occuper d'autre chose, de ne songer qu'à la réalité visible, et de laisser l'idéal à la volonté du spectateur? En autres termes, la tendance de l'art est-elle au développement de l'idéal ou bien à une imitation purement matérielle, dont la photographie serait le dernier effort? Il suflil de poser ainsi la question pour que tout le monde la résolve : l'art n'est rien que par l'idéal, ne vaut que par l'idéal; s'il se borne à une simple imitation, copie ou contrefaçon de la nature, il fera mieux de s'abstenir; il ne ferait qu'étaler sa propre insigqifiancp, en déshonorant les objets mêmes qu'il aurait imités. Le plus grand artiste sera donc le plus grand idéalisateur ; soutenir le contraire serait renverser toutes les notions.
mentir à notre nature, nier la beauté, et ramener la civilisation à la sauvagerie.
On proposait à un Grec, Lysandre, je crois, de venir
écouter un homme qui imitait, à s'y tromper, le chant du rossignol. — Grand merci, dit-il; j'ai entendu souvent le rossignol lui-même. Ce Grec avait vraiment Je sens esthétique. Remarquez qu'il ne médisait pas du rossignol; tout au contraire, c'était le souvenir touchant, délicieux, qu'il avait gardé du chantre des nuits, qui le faisait se refuser à en entendre une imitation. Que lui importait un baladin, contrefaisant, pour quelques drachmes, et gâtant une des harmonies les plus vives de la nature ? J'en ai vu de ces siffleurs de merles et de rossignols, et je puis dire que jamais tour de force ou de gosier ne m'a paru plus déplaisant. Le renouvellement de la vie au printemps, la beauté des nuits, l'amour universel, je ne sais quelle mélancolie douce, s'insinuant dans l'âme à l'aspect de toutes ces choses, et dont le solo de Philomèle se fait tout à coup l'interprète; voilà ce qui rend si poétiques les accents du rossignol. Là est l'idéal; le malheureux mendiant qui, sans nul sentiment de l'art et de la nature, contrefait ce chant divin, est un affreux réaliste.
Nous venons de nommer l'idéal : analysons, maintenant cette notion.
Idéal, tdealis, adjectif dérivé de idea, idée, est ce qui est conforme à l'idée ou qui y a rapport.. Mais qu'est-ce que l'idée elle-même? L'idée, d'après l'étymologie grecque du mot, est la notion typique, spécifique, générique, que l'esprit se forme d'une chose.
abstraction faite de toute matérialité. Idéal se dit donc, étymologiquement, d'un objet considéré dans la pureté et la généralité de son essence, en dehors de toute réalisation, variété et accident empiriques.
Un Français idéal, par exemple, de même qu'un Français en général, n'est pas autre chose que la notion ou type purement intelligible de l'homme français; ce n'est ni Pierre, ni Paul, ni Jacques, né en Provence, en Gascogne ou en Bretagne; c'est un être fictif, réunissant en sa personne, au degré le plus éminent, toutes les qualités bonnes et mauvaises du
sujet français, tel qu'il se présente sur toute l'étendue du territoire de France. Il en sera de même d'un bœuf idéal; qui ne sera ni durham, ni normand, ni suisse; d'un animal, d'un arbre ou de toute autre chose idéale: ce sont des conceptions de l'espèce bovine, du ivgne animal ou végétal, d'après leurs caractères généraux élevés à leur plus haute puissance, mais qui n'existent nulle part. Idéal, en un mot, indique une généralisation, non une réalité, le contraire de l'individu observable, par conséquent une antithèse du réel.
De cette première acception du mot idéal découle cette autre : puisque l'idée est le type pur, exact, immuable des choses, elle en est la perfection, l'absolu.
Une chose idéale, conforme à son idée, à son archétype, est une chose parfaite en son genre, comme"serait une sphère dont tous les rayons seraient parfaitement
égaux. Mais une telle sphère n'existe pas dans la nature, et il n'est pas moins impossible à l'industrie de la produire, rien de ce qui se réalise dans la matière ne pouvant être adéquat à son idée; ce qui n'empêche pas le géomètre de supposer une semblable sphère et d'y ramener autant que possible ses applications.
Nous ferions de mauvaise géométrie, de mauvaise mécanique, de mauvaise industrie, si, dans ces sortes d'affaires, nous négligions de nous rapprocher le plus possible de notre idéal.
D'après cette déduction, à la fois logique et étymologique, le mot idéal se dit donc de tout objet réunissant au plus haut degré toutes les perfections, plus beau que tous les modèles offerts par la nature : beauté idéale, figure idéale. On en a fait un substantif, l'IDÉALJ c'est-à-dire la forme parfaite qui se révèle à nous en tout objet, et dont cet objet n'est qu'une réalisation plus ou moins approchée; De cette explication il ressort que l'idéal, n'existant pas, ne peut pas davantage se représenter et se peindre: une pareille représentation est contradictoire.
Une figure ne saurait réunir toutes les variétés du Français, être en même temps le portrait du Lyonnais, de l'Alsacien, du Béarnais; bon gré mal gré, il faut que ce soit l'un ou l'autre, à moins que ce ne soit personne. Pareillement, l'art ne fera pas un animal idéal, à la fois quadrupède, oiseau, poisson, rep-
tile; en ce genre, il ne peut produire que des monstres.11 en est de même de la beauté idéale: une femme, une déesse ne saurait être à la fois blonde et brune, « grande et petite, forte et délicate. Quoi que fasse l'artiste, la beauté qu'il représentera sera toujours plus où-moins un portrait, une réalisation particulière.
Il y a même ici une chose qui distingue profondé-.
ment l'art de l'industrie : c'est que, comme nous aurons lieu plus tard de le faire voir, tandis que l'industriel est forcé d'obéir scrupuleusement aux lois de la géométrie, de la mécanique et du calcul, c'est-à-dire à l'absolu, à peine de se constituer en perte, l'artiste, selon le but qu'il se propose d'atteindre et l'effet qu'il veut produire, peut s'écarter plus ou moins de son archétype : c'est cet écart facultatif qui produit dans l'art la variété et la vie. Mais revenons.
Puisque l'idéal est une pure conception de l'esprit, qu'il ne peut s'exprimer physiquement, si ce n'est d'une manière approximative, ni par conséquent se peindre ; et que cependant c'est la vision et l'impression de l'idéal qui fait tout l'objet de l'art, on se demande quel est, dans l'art, l'emploi de cet idéal, de quelle manière il peut être conçu, dans quelle mesure manifesté par l'artiste. Telle est la question capitale, et, à ce qu'il paraît, non encore résolue, de l'esthétique.
Et c'est ce que je veux essayer d'expliquer, autant du moins que j'ai pu acquérir le droit, par mon estltésie
propre, par le raisonnement, et un peu aussi, en ma qualité d'écrivain, par pratique, de parler de ces choses.
En vertu de l'idéal que les objets nous révèlent, sans qu'il nous soit possible de jamais le reproduire; nous avons la faculté de redresser, corriger, embellir, agrandir les choses ; de les diminuer, amoindrir, déformer; d'en changer les proportions; en un mot, de faire tout ce que fait la nature, qui, tout en créant d'après les types ou idéaux qui sont en elle, ne donne cependant que des réalisations particulières , plus ou moins inexactes et imparfaites. C'est donc l'œuvre de la nature que CONTINUE l'artiste, en produisant à son tour des images d'après certaines idées à lui, qu'il désire nous communiquer. Ces figures de l'artiste sont plus ou moins belles, significatives, expressives, selon la pensée qui l'anime : je fais ici abstraction de l'exécution. A cet effet, on peut dire que l'artiste dispose d'une échelle infinie de tons, de figures, allant depuis l'idéal jusqu'au point où le type cesse d'être reconnaissable.
En se faisant ainsi, pour ce qui lui compète, le con-
tinuateur de la nature, l'artiste est dans le plein courant de l'activité humaine, dont le développement sous tous les rapports, par la science, par l'industrie, par l'économie, par la politique , peut se définir une continuation de l'œuvre créatrice.
Si nous n'avions d'autres idées que celles dont nous
dote la nature par le spectacle de ses créations ; si tout notre savoir était inscrit d'avance dans les choses et dans leurs rapports, nous n'aurions que faire de l'art et des artistes. La contemplation de l'univers suffirait à notre âme ; notre langage, s'y conformant, pourrait augmenter indéfiniment son dictionnaire ; mais, quant à sa constitution, à ses formes, à sa poésie, il s'immobiliserait; notre idéalisme ne se distinguerait pas de notre philosophie, et notre art se bornerait à des reproductions photographiques.
Mais la nature ne nous a pas tout dit ; elle n'a pas tout pensé, elle ne sait pas tout ; elle ne sait rien de notre vie sociale, qui est à elle seule un monde nouveau, une seconde nature ; elle ne peut rien nous apprendre de nos rapports, de nos sentiments, du mouvement de nos âmes, de l'influence changeante qu'elle exerce sur nous, des aspects nouveaux sous lesquels nous la voyons, des changements que nous lui faisons subir à elle-même. Tout cela nous suggère incessamment de nouvelles idées, de nouvelles idéalités, pour lesquelles il nous faut des expressions nouvelles, un langage nouveau, langage non-seulement philosophique, mais esthétique. Tâchons de rendre ceci clair.
Pour le philosophe ou savant, l'expression, formulée par la parole ou le signe, bien que naturellement imparfaite,. doit être, autant que possible, adéquate à l'idée, précise, rigoureuse. La langue du droit, celle des
mathématiques, la logique en sont des exemples. Là, de même que dans l'industrie et la mécanique, il n'est pas permis de s'écarter volontairement du type, d'y ajouter ou d'en ôter, de dire plus ou moins que ce qui est. L'expression artistique, au contraire, qui a pour but d'exciter en nous une certaine sensibilité, est augmentative ou diminutive, laudative ou dépréciative ; ce n'est jamais, ce ne peut pas être une expression adéquate, un calque, ce qui serait la mort même de l'art.
En sorte que l'asservissement à l'idée pure, qui caractérise la philosophie, les sciences, l'industrie, est justement ce qui détruit l'impression esthétique, le sentiment de l'idéal ; tandis que la licence artistique est au contraire ce qui le fait naître. Ce qu'on nomme figures, en poésie et éloquence, en est un exemple : ces figures, destinées à relever la pensée, à lui donner plus de force, de relief, d'intéjêt, sont ce que j'appellerai des idéalismes.
Qu'il soit donc entendu que l'art n'a pas seulement pour objet de nous faire admirer les choses belles de forme, d'abord en les reproduisant, puis, en vertu de l'idéal, en ajoutant encore à leur beauté, ou, ce qui revient au même, en leur opposant le contraste de la laideur : tout cela n'est que le début de l'artiste dans la carrière. Notre vie morale se compose' de bien autre chose que de cette superficielle et stérile contempla-
tion : il y a l'immense variété des actions et passions humaines, les préjugés-et les croyances, les conditions et les castes, la famille, la religion, la cité; la comédie domestique, la tragédie du forum, l'épopée nationale; il y a les révolutions. Tout cela est matière d'art aussi bien que de philosophie, et veut être exprimé non-seulement d'après les règles de l'observation scientifique, mais aussi d'après celles de l'idéal, , Ainsi l'art, plus encore que la science et l'industrie elle-même, est essentiellement concret, particulariste et déterminatif comme la nature;, et c'est au moyen de ce particularisme, de cette détermination, de ces formes concrètes, qu'il inculque plus profondément le sentiment du beau et du sublime, l'amour de la perfection, 'idéal. Les fables de La Fontaine, les paraboles de l'Évangile, de même que les chefs-d'œuvre de la peinture et de la statuaire, le font comprendre i.
4. Pris substantivement, l'idéal se distingue de l'IDÉE, en ce que celle-ci demeure abstraite comme type, tandis qu'il est le revêtement plus ou moins agréable, magnifique ou expressif, que l'imagination, que la poésie ou le sentiment lui donnent.
Exemples : IDEE : Il est plus sûr de vivre dans une condition humble que dans une position élevée. — Idéal : Fable du Chêne et du Hoseau; Combat des Rats et des Belettes, où les princes de l'armée des rats, avec leurs aigrettes, ne pouvant entrer dans les trous, sont tous massacrés.
IDÉE : Un artiste est chargé d'une statue de Napoléon Bmlaparte, empereur des Français. — Idéal : Sera-t-il en costume de général, en empeieur romain ou eu redingote grise?
IDÉE : La tendresse maternelle. — Idéal : Une poule et ses pous-,
« L'idéal, disait Eugène Delacroix, est tout ce qui va à notre idée, imité ou inventé. Qu'est-ce donc qui va à l'idée et qui frappe l'âme? C'est ce je ne sais quoi, l'inspiration. » (Les Artistes français, par TH. SYLVESTRE, 1861.)
sins, le pélican, les sarigues; une femme allaitant un enfant; le lion de Florence.
IDÉE : Une vache est une vache; elle n'est guère susceptible d'idéal. — Idéal : Si cependant vous peignez sur la montagne un troupeau de vaches, la porte-sonnette en tète, les veaux bondissant autour d'elle, un chalet dans le fond, vous aurez un ensemble plus ou moins poétique où la vache sera idéalisée.
IDÉE : On demande une tète de Christ. — Idéal: Christ souffrant, Christ triomphant; le plus beau des enfants des hommes, ou le plus désolé des prophètes.
Cette explication donne, on comprendra ce que j'entends par idéalisme.
Pris dans un sens général, comme matérialisme, sensualisme, communisme, l'idéalisme est le système de l'idéal, le système oÙ l'idéal est principe et fin de tout.
Pris dans un sens particulier, comme archaïsme, sophisme, solécisme, théologisme, l'idéalisme est un trait, une figure, un geste, une scène, conçu en dehors de la réalité, mais non pas de la nature, et servant à exprimer ou à faire naître chez les autres un sentiment. L'idéalisme n'ajoute rien.à l'idée, et ne sert qu'à déterminer et renforcer l'expression.
Ainsi, la beauté grecque, réputée absolue, ou géométrique, ou canonique, est un idéalisme; les figures de Satyres, de Faunes, de -Priapes, de Furies, en sont d'autres. La figure de saint Michel et celle donnée à Satan ; celle de Jésus-Christ dans la Transfiguration de Raphaël, la Cène de Léonard de Vinci ; celle de la Vierge, sont des idéalismes. Demandez à un peintre qu'il vous peigne Harpagon, M. Jourdain ou Tartuffe, il vous donnera des idéalismes. Par la même raison, le serpent qui se mord la queue, symbolisant l'éternité, est un idéalisme : toute figure allégorique ou emblématique vient de l'idéal. Il en est de même dans la poésie et l'éloquence : la mesure, la rime, les consonnances, les figures, les descriptions,
Cette définition, prise en elle-même, ne présente aucune espèce de sens. L'inspiration, le je ne sais quoi, ce qui va à l'idée et qui frappe l'âme, sont des mots écrits en caractères noirs sur des nuages bleus. Après l'analyse un peu longue dans laquelle nous sommes entrés, on voit ce que. sentait Eugène Delacroix, sans pouvoir l'exprimer : c'est qu'il.existe en nous une faculté distincte que l'art est appelé à desservir; que cette faculté consiste dans l'aperception des idées pures, archétypes des choses, - par suite du beau et du sublime, ou de l'idéal, - que la mission de l'artiste n'est pas de nous montrer, mais de nous faire sentir, au moyen de la parole ou des signes, et en se servant N de figures, que nous avons appelées des idéalismes.
Nous pouvons maintenant donner la définition de l'art.
Nous avons observé précédemment (chap. n) que la faculté esthétique était en nous une faculté de second ordre ; que là où elle devenait prédominante, il y
- les mouvements oratoires, sont des idéalismes : moyens employés par notre faculté esthétique pour idéaliser les objets et rendre plus vivement nos impressions. Dans un portrait, vous aimez à rencontrer d'abord la ressemblance, puis le caractère, la pensée habituelle et la passion du sujet : chose que l'art vous donnera mieux et plus sûrement que le daguerréotype, qui ne peut saisir une figure qu'instantanément, par conséquent avec le moins d'idéalité possible. Il n'est donc pas de peintre, d'artiste, de poëte, de romancier, d'orateur, qui n'ait à chaque instant recours à l'idéal -, L'IDÉAL, C'EST TOUT L'ART.
avait abaissement du sujet, et que le rôle de l'artiste, ayant pour but d'exciter en nous la sensibilité morale, les sentiments de dignité et de délicatesse, par la vision de l'idéal, était un rôle auxiliaire. C'est par là, avons-nous ajouté dans ce chapitre, que l'artiste est appelé à concourir à la création du monde social, continuation du monde naturel. Ajoutons que le beau et le sublime ou l'idéal ne se voient pas seulement dans la forme extérieure de l'être; il existe aussi dans l'esprit et les mœurs. Partout il est identique à lui-même et adéquat.
Je définis donc l'art : Une représentation idéaliste de la, nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce.
La revue que nous allons faire des principales manifestations de l'art démontrera la justesse de cette définition, donnée par la théorie.
CHAPITRE IV
ÉVOLUTION HISTOP..IQUE.-t' GYPTF, - Arttypique, symbolique, allégorique; liberté et force de collectivité dans l'art.
Il résulte de ce qui précède que l'art n'a pas sa raison supérieure ou sa fin en lui-même, pas plus que l'industrie ; qu'il n'est pas en nous faculté dominante, mais faculté subordonnée, la faculté dominatrice étant la justice et la vérité. Justice et vérité, conscience et science, droit et savoir, termes complémentaires, corrélatifs et adéquats, qui expriment les deux grandes fonctions de la vie humaine, au service desquelles je répète que sont soumis, ex æquo, l'art et l'industrie.
Mais si l'art est subordonné à la justice et à la science, comment peut-on dire qu'il est libre, l'expression la plus haute de la liberté ? Je crains fort de soulever ici la protestation des artistes, accoutumés à l'idée d'une complète indépendance de l'art, et la pratiquant de leur mieux, soit dit sans les offenser, dans leur vie vcomme dans, leurs œuvres. L'art est libre, disent-ils; donc l'artiste est maître de faire ce qu'il veut, de choisir ses sujets, de les traiter comme il l'entend * tant pis pour lui s'il n'est pas goûté, et tant pis pour les autres.
— A quoi sert l'art? demandez-vous. A rien : il n'a pas besoin de servir à quelque chose; c'est fantaisie : or, la fantaisie exclut l'idée de service, comme de principe, de logique et de règles. - Où va l'art? où bon lui semble : partout et nulle part. Où va le papillon, où va la brise, où va la nue ballottée, comme un flocon de laine, par les vents? — Le but, l'objet de l'art? Tout ce qu'il vous plaira, quodlibet. Pleurez, riez, amusez-vous, trémoussez-vous, et puis dormez, s'il vous en prend envie : voilà le tout de l'art. Hors de là, c'est mécanique, fabrique, métier, pis que cela, pédantisme et grimace.
Je regrette fort de ne pouvoir raisonner avec la légèreté de ces amis de l'art : peut-être réussirais-je mieux à m'en faire comprendre. — La logique a la main lourde, et la justice n'est pas toujours gaie.
Essayons pourtant.
Je suppose et je mets en principe que l'art ne demande pas à être plus libre que ne l'est la liberté ellemême. Or, nous voyons, c'est l'expérience de tous les jours, le signe le moins équivoque du progrès, que la .liberté, dont avec raison nous sommes fiers, ne consiste pas à nous affranchir des lois de la vérité et de la justice; tout au contraire, elle grandit à mesure que nous nous approchons davantage du juste et du vrai ; elle déchoit, en revanche, à mesure que nous nous en éloignons; en sorte que la plénitude de la liberté coïn-
cide avec'la plénitude du droit et du savoir, et la plus profonde servitude avec l'extrême ignorance et coréruption. Comment donc en serait-il autrement de l'art, que je regarde, moi aussi, comme l'expression propre et spécifique de la liberté? Comment se soutiendrait-il, se développerait-il, si, ne possédant en soi ni sa matière, ni sa raison, il ne s'appuyait pas sur ces deux colonnes de toute liberté, le juste et le vrai? L'art pour l'art, comme on l'a nommé, n'ayant pas en soi sa légitimité, ne reposant sur rien, n'est rien. C'est débauche de cœur et dissolution d'esprit. Séparé du droit et du devoir, cultivé et recherché comme la plus haute pensée de l'âme et la suprême manifestation de l'humanité, l'art ou l'idéal, dépouillé de la meilleure partie de lui-même, réduit à n'être plus qu'une excitation de la fantaisie et des sens, est le principe du péché, l'origine de toute servitude, la source empoisonnée d'où coulent, selon la Bible, toutes les fornications et abominations \v de la terre. C'est à ce point de vue que le culte des lettres et des arts a été signalé tant de fois par les historiens et les moralistes comme la cause de la corruption des mœurs et de la décadence des États ; c'est pour le même motif que certaines religions, le magisme, le judaïsme, le protestantisme, l'ont proscrit de leurs /temples. L'art pour l'art, dis-je, le vers pour le vers, le style pour le style, la forme pour la forme, la fantaisie pourla fantaisie, toutes ces vanités qui rongent, comme
une maladie pédiculaire, notre époque, c'est le vice dans tout son raffinement, le mal dans sa quintessence.
Transporté dans la religion et la morale, cela s'appelle encore mysticisme, idéalisme, quiétisme et romantisme : disposition contemplative où le plus subtil orgueil s'unit à la plus profonde' impureté, et que combattirent de toute leur énergie les vrais praticiens de la morale, Voltaire aussi bien que Bossuet.
J'ai dit en quoi consiste la liberté de l'art, ou, pour mieux dire, la personnalité artistique : redisons-le encore une fois pour l'instruction de ceux qui, ayant fait de l'art leur profession, pourraient, à leur détriment et au risque de leur considération, s'y méprendre. L'ar- » tiste est l'homme doué à un degré éminent de la faculté de sentir l'idéal et de communiquer aux autres, par signes, gestes, figures, descriptions, mélodies, son impresV sion. Or, autant la transmission de la pensée par le langage ordinaire peut être dite impersonnelle, autant les moyens employés par l'artiste sont empreints de sa personnalité. La collection du Moniteur, voilà du style impersonnel, officiel ; VHistoire de la Révolution par Michelet, voilà de la personnalité, de l'idéal, de l'art. ,
Par,sa personnalité, l'artiste agit donc directement sur la nôtre; il a puissance sur nous, comme le magnétiseur sur le magnétisé; et cette puissance est d'autant plus grande qu'elle s'exerce avec un idéalisme plus énergique, je veux dire, en me référant à mes observations
antérieures, en un style plus original, à l'aide de figures ou formes plus frappantes; ce qui suppose dans l'artiste une plus grande faculté de création, une plus grande liberté. Jeune écrivain, jeune peintre, jeune statuaire, vous sentez-vous cette puissance? vous avez la liberté artistique; hors de là, souvenez-vous-en, ,yous n'êtes qu'un libertin- et un impuissant.
Les faits, au surplus, achèveront peut-être de convaincre ceux sur lesquels le raisonnement n'a pas de prise. L'histoire de l'art est parallèle à celle de la religion : il naît avec elle, il partage sa destinée ; avec elle il s'élève, s'abaisse, renaît et se transforme; dès qu'elle se généralise, qu'elle se formule en dogmes, qu'elle se constitue en sacerdoce, qu'elle s'élève des monuments, l'art est appelé pour lui servir de ministre.
Or, qu'est-ce que la religion? La symbolique de la morale, la forme première du droit, la manifestation idéaliste de la conscience. L'homme, en pensant Dieu, se rêve lui-même : les figures sous lesquelles iL Sb représente la Divinité ne sont, au -fond, que des témoignages qu'il se rend de lui-même; et plus il a de piété, en d'autres termes de sens moral, plus il fait à l'objet de son culte l'hommage de ses meilleurs sentiments, plus il l'entoure de poésie et d'art. Trop souvent même, l'esthésie, dont le propre est -de s'étendre sur tout ce qui touche à la vie humaine, de l'envelopper comme d'un manteau de gloire, s'absorbe, pour -ainsi dire.
dans la superstition ; le croyant reste misérable ; l'art est accaparé par le prêtre.
Dans l'antique Egypte, l'homme est immergé dans la nature; il se distingue à peine, comme genre, de l'animalité qui l'entoure ; il n'est pas sûr que ses aïeux ne furent pas des animaux; en tout cas, il ne doute point que les dieux qui le protègent ne se révèlent à lui sous des formes bestiales. Sa religion est tout à la fois zoomorphique et anthropomorphique : son art procédera de la même inspiration. Sa langue, toute jeune, formée par analogie, essentiellement figurative; son écriture, imaginée d'après sa langue, en partie idéographique et en partie alphabétique, comme nos rébus, achèveront d'imprimer à cet art leur caractère.
On trouve de tout dans la peinture et la statuaire égyptiennes : cérémonies religieuses, batailles, triomphes, travaux agricoles et industriels, chasse, pêche, navigation, supplices, scènes de la vie domestique, funérailles, et jusqu'à des caricatures, dérisions de l'ennemi. J'ignore s'ils faisaient des portraits ; il ne paraît 'pas qu'ils se soient occupés de paysages. L'histoire et la vie de l'Egypte, ses mœurs, ses pensées, sont représentées dans ses temples. Rien n'est oublié de ce que l'art peut entreprendre pour servir de monument et de glorification à une société : c'est tout à la fois une constatation historique embrassant un laps de six mille ans et une apothéose. Par le fond des choses et par le
but, l'art égyptien a été fidèle à sa haute mission et n'est resté inférieur à aucune autre. Or comment a-t-il rendu son idéal? Voilà ce qui nous intéresse.
L'art égyptien est essentiellement métaphorique, comme les hiéroglyphes, emblématique, allégorique et symbolique, voilà pour les idées ; il est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines s conventions, voilà pour les figures. Tous les visages de rois, de reines, de'prêtres, de guerriers, de simples particuliers, qu'on est d'abord tenté de prendre pour des portraits, autant que j'ai pu en juger sur de simples gravures, se ressemblent : Darius, Cambyse, les Ptolémées, Tibère lui-même, représentés en costume et dans une attitude égyptienne, ne paraissent pas différer d'Aménophis et de Sésostris. Ce sont toujours les mêmes poses, la même physionomie, la même expression conventionnelle. On dirait que les artistes égyptiens ont cru faire honneur à leurs maîtres étrangers en leur donnant les traits de la race indigène, regardée par eux comme la race par excellence , le plus noble échantillon de l'humanité. C'était une espèce de titre de nationalisation qu'ils leur délivraient.
Si les Égyptiens ont parfaitement rendu leur propre type, ils n'ont pas exprimé avec moins de fidélité et d'exactitude les types des nations à eux connues par la guerre et par la victoire : du premier coup d'œil on reconnaît dans leurs peintures murales, non-seulement
le nègre avec ses variétés, mais le Juif, l'Assyrien, le Persan, le Grec ou Ionien, le Scythe, Germain ou Gaulois niais, chose singulière, toutes ces figures, si bien caractérisées, se ressemblent, d'un côté, par l'exagération des épaules, l'amincissement de la taille et l'aspect un peu grêle et longuet des membres ; - était-ce une beauté dans l'ancienne Égypte? — de l'autre, par la disposition des têtes, généralement représentées de profil, avec les yeux vus de face : et quand la figure est vue de face, les pieds maintenus de profil : ce qui, malgré la finesse de certains détails, traduit évidemment l'inexpérience de l'art. Or, comme les mêmes dispositions se rencontrent dans les monuments postérieurs à l'ère chrétienne et dans ceux dont la date est de plus de deux mille ans avant Jésus-Christ, n'y at-il pas lieu de croire que cette étrangeté a été conservée à dessein, par respect de la tradition, et qu'il faut"'- y voir, non une preuve d'impuissance, mais un signe volontaire d'immobilisme?
Joignez à cela une recherche extrême de la symétrie, delà méthode, de certaines règles conventionnelles de pose et de geste que l'on retrouve jusque dans les scènes qui supposent le plus d'agitation, batailles, exercices gymnastiques, fantaisies même; enfin, la réalité et la symbolique, l'histoire et la mythologie pêle-mêle : et vous aurez une idée générale de l'art et de l'idéalisme égyptiens.
De ces observations générales je tire deux conséquences de la plus haute importance pour le développement de l'art, La première, c'est que l'art ne s'est pas plutôt manifesté dans une agglomération d'hommes tant soit peu régulière, qu'il reçoit une fission sociale, politique et religieuse : en Egypte, ce n'est pas moins que l'écriture, l'histoire, la chronologie, le dogme, la métaphysique, la morale, exprimés par des représentations plus ou moins poétiques et artistement exécutées : instruction élémentaire et supérieure, excitation du patriotisme, attestation des dieux, tout ce qu'il y a de meilleur dans la société est de son ressort. La seconde conséquence, beaucoup moins remarquée que la première, c'est que l'art, devenant un moyen de civilisation, un instrument à la fois politique et religieux, dirigé par le sacerdoce, formant école enfin, acquiert peu à peu, par la communauté
des pensées et la constance des traditions, une force de collectivité qui le porte fort au-dessus du niveau individuel. Il n'est pas douteux, par exemple, que c'est grâce à cette force de collectivité que l'art égyptien, malgré les étroites limites dans lesquelles il paraît s'être volontairement retenu, quant à son idéal, à son exécution et à ses moyens, a acquis une originalité et une vigueur de style que l'anarchie esthétique n'eût jamais su produire. Eh quoi ! nous savons quels efforts produisent, par le groupement des forces et le concours
des idées, la science, l'industrie, la guerre et la politique , et nous ne paraissons pas nous douter qu'il en puisse être de même de l'idéal !.
L'efflorescence de l'art égyptien a été longue; elle a duré autant que les institutions, autant que la pensée collective qui l'inspirait. Champollion jeune a signalé sa décadence vers l'époque des Ptolémées ; cette décadence était inévitable. Le contact des Grecs, des Perses, bientôt des Romains et des Juifs, devait amener une révolution des idées, qui n'aurait pas manqué d'aboutir à une rénovation de l'art égyptien, si l'Égypte avait continué de vivre. Mais l'État disloqué, le sacerdoce devenu philosophe, partant hypocrite, tandis que la multitude croupissait dans la plus abjecte superstition, l'autonomie nationale perdue, le génie esthétique de la vieille Égypte devait s'éteindre : cette triste fin ne sera pas la seule que nous aurons à constater dans l'histoire de l'art.
CHAPITRE V GRÈCE: Culte de la forme, idéalisme idolâtrique. — Corruption de la société par l'art ; réaction iconoclaste.
L'Egypte, en s'attachant surtout aux types, à des généralisations, manquait à l'une des conditions essenv tielles de l'art, qui est la vérité concrète; elle s'en éloignait davantage encore en poursuivant un vain idéal de symétrie, d'uniformité, de figures de convention , enfin de fictions. Ce n'était pas sa faute : au début de la civilisation, l'homme, pensant par comparaison, analogies et images, ne pouvait élever plus haut son idéal. Il n'avait pas encore songé à s'observer lui-même; il n'avait pas fait ses dieux à sa propre image ; plongé dans une sorte de panthéisme orga- < nique, il ne sentait pas la nature à l'unisson de son âme. Traversons la Méditerranée et entrons dans l'Hellade, à peine sortie du berceau, alors que l'Egypte, grand'mère du genre humain, compte son âge par plus de cinquante siècles : nous ferons un pas de plus.
Ici nous trouvons une religion décidément anthropomorphique. Les dieux se sont localisés, individualisés; toutes les dynasties, maintenant éteintes, en
descendaient. Ces dieux immortels, affranchis de la misère et de la douleur, sont d'une beauté parfaite : on les appelle les Bienheureux. Mais personne ne les avait vus; comment se représenter leur visage? Où trouver des modèles pour ces divines effigies ? Ici nous allons voir l'art modifier son idéal, s'élever d'un degré, sans être pour cela plus vrai qu'on ne l'avait vu, depuis quelques milliers d'années, en Egypte.
C'est toujours sur la figure humaine que pivote l'art tout entier. En Egypte, où le type semble avoir été, dans ses individualités, à peu près uniforme, ainsi qu'on l'observe chez les nègres, la figure était censée belle dès que le type était atteint. Pour les Grecs, race plus mêlée apparemment, cette généralité de physionomie était insuffisante. Les dieux ne se ressemblaient pas ; tous cependant devaient être d'une beauté parfaite.
Comment cela pouvait-il être, si le type de la figure humaine, de celle des dieux par conséquent, est un, absolu, invariable ? Signe ceptain de la supériorité de cette race, aussi bien au moral qu'au physique,' qui conçoit la diversité dans la perfection. Jupiter ne sera pas le même que Neptune, son frère, ni qu'Hercule ou Apollon, ses enfants. De même, Minerve n'aura rien de commun avec Vénus, ni celle-ci avec Diane ou Junon. Une beauté multiple, toujours différente d'ellemême, et cela sans modèle : tel est le problème posé ft l'artiste grec.
z On sait comment ce singulier problème fut résolu.
De même que les artistes égyptiens, les Grecs eurent recours à une généralisation. Seulement, au lieu de s'en tenir à un type générique, embrassant la race entière, ils observèrent les sujets selon leurs catégories : hommes et femmes d'abord; enfants, jeunes gens et vieillards; plébéiens et nobles; paysans, pêcheurs, chasseurs, athlètes, guerriers et bergers, les plus beaux, les mieux faits que l'on put trouver; et de ces observations, relatives non-seulement au type ethnique, mais aux qualités individuelles, aux caractères de classes, à tout ce qu'il y a de plus difficilement saisissable dans la physionomie, on fit les dieux. Ces dieux n'étaient que des combinaisons imaginaires de traits empruntés à plusieurs sujets; des créations tout aussi impossibles que les types égyptiens : n'importe, ils devinrent types de beauté, règle de proportion, ou canon pour les artistes. Ainsi chaque dieu et déesse eut, avec sa figure, sa beauté propre et authentique, qui, une fois fixée, ne varia plus. Tout se modela sur les dieux : architecture, musique, etc., et l'art grec fut créé.
- Comme en Egypte, sous l'influence de la religion nationale, dé la liberté et de ses institutions, il se forma un idéal commun, une esthétique générale, une tradition, une puissance de collectivité enfin, qui, pendant sept ou huit siècles, remplit de chefsd'œuvre le monde gréco-romain. Telle fut l'origine de
l'idolâtrie ou culte des idoles, c'est-à-dire de la beauté
idéale.
En résumé, comme l'Egypte avait fait servir l'art à l'expression de l'idée, la Grèce, enchérissant sur cette donnée, le fit servir à l'expression de la beauté. L'art égyptien est plus dogmatique, plus métaphysique ; l'art grec est plus idéaliste. Il est incontestable qu'en passant de l'un à l'autre, l'influence de l'idéal augmente aux dépens de la notion proprement dite, et conséquemment du vrai, ou du moins de ce qui est réputé la vérité. Tendance redoutable qui a valu à la Grèce l'épithète de menteuse, Grœcia rnendax, et qui, après l'avoir élevée au plus haut degré de gloire, devait la précipiter dans l'abîme de toutes les corruptions. Mais contre la beauté, toute protestation de la pensée philosophique ou réaliste est vaine; la plus judicieuse critique reste sans résultat. La dialectique n'a pas prise sur l'idéal; et ni le cœur, ni l'imagination, ni les sens ne peuvent s'inscrire en faux contre la beauté. Quelques réserves que nous imposent la raison et Ja morale, la beauté nous attire, elle nous possède ; nous pouvons, par férocité de vertu, lui refuser notre hommage; nous restons ses soupirants. Et quand le devoir et l'honneur nous arrachent à ses séductions, combien le sacrifice nous est amer I. L'idéal a' reçu du génie grec une expression qu'on ne surpassera jamais. Tous les artistes venus plus tard se sont inspirés de ses œuvres; ils
s'en inspirent tous les jours ; et chaque fois que notre humanité, éternellement progressive, voudra se faire une idée approchée du beau absolu, c'est à la Grèce qu'elle la demandera.
Ce qui caractérise l'art grec et qu'on ne saurait assez louer, après l'idéal de la forme, c'est la mesure, - la sobriété, la simplicité des moyens. Là jamais de surcharges, jamais d'attitude forcée ou ambitieuse; nulle exagération, pas d'ornements superflus ; c'est la forme seule qui, dans la pureté de son dessin, l'élégance de sa ligne, se sert à elle-même d'ornement.
La même règle qui gouverne la morale grecque : rien de trop, point de recherche, pas de pose, gouverne l'art; le moindre vase est conçu dans le même sentiment que les statues et les temples des dieux. L'architecture grecque repose sur deux éléments : deux poteaux surmontés d'une traverse, voilà la colonnade, les portiques, le fronton; voilà le temple. Le Romain y ajoutera le plein cintre, le Germain l'ogive; ils bâtiront l'un et l'autre des cirques immenses et des cathédrales prodigieuses : ils n'effaceront pas la beauté simple, la beauté essentielle des monuments grecs.
Mais tout a été dit sur l'art grec; les formules de l'admiration sont épuisées; il s'agit de le juger en lui-même, d'en apprécier les effets et d'en marquer la catastrophe.
Avant tout, il y eut ceci de vrai dans l'art grec,
malgré son idéalisme : c'est qu'il était tout à fait dans la donnée de son temps, et qu'il répondait à un besoin de la race, dont il attestait l'excellence. Jusque vers l'époque d'Alexandre, qui est l'époque philosophique, la nation grecque est éminemment religieuse, et peutêtre encore plus amoureuse de la liberté. Autant elle témoignait de piété et de crainte envers les dieux, autant elle recherchait ce qui pouvait honorer l'homme.
Le respect de la Divinité et celui de la dignité humaine se balancent continuellement dans les manifestations de ce petit peuple. De là ce culte de la forme qui résume Lout.son être moral. La statuaire servit merveilleusement cette disposition. Les Grecs disaient euxmêmes que la statue de Jupiter de Phidias avait ajouté à la religion des mortels ; il en fut ainsi des statues de tous les dieux et de toutes les déesses : l'art imprima un nouvel élan à la religion, qui devint bientôt une véritable idolâtrie. L'esprit philosophique s'étant éveillé, la foi antique commença à faiblir : le moyen de parler sans rire des aventures des Immortels 1 Chose qui prouve combien le sentiment religieux est indépendant du dogme : jusqu'à ce qu'arrivent les sophistes, les Grecs ne paraissent pas se douter de l'absurdité de leurs fables, soutenues par la sincérité de leur conscience et ennoblies de toute la sublimité de leur idéal. La croyance ébranlée, l'art demeura; l'antique modestie fit place à l'ostentation; d'héroïque
qu'elle avait été, la nation devint tout entière artiste et dilettante. Alors commença la corruption idéaliste, ;suivie bientôt d'une décadence irréparable. L'art grec avait enfanté ses merveilles dans la religion et la justice ; il se réduisit de lui-même à l'impuissance dès qu'il "les eut oubliées.
Une dernière observation : les Grecs, qui ont tant recherché la beauté de la forme, n'ont pas entièrement.
ignoré l'emploi du laid. La mythologie leur avait donné ses monstres : cyclopes, harpies, gorgones, sirènes, satyres, etc. Le théâtre avait ses masques; les campagnes étaient peuplées de hideux Priapes. Dans la poésie, Homère, le premier, avait introduit des personnages ignobles et burlesques ; plus tard, il y eut la comédie et l'incomparable Aristophane. L'ironie est essentiellement grecque. Cependant il ne parait pas que les Grecs aient développé dans cette direction les arts plastiques; ils auraient, ce semble, craint de se faire honte à eux-mêmes, d'offenser l'art et de blasphémer les dieux. Ce fut de leur part une inconséquence, mais qui achève de nous les faire connaître. Nous qui ne pouvons aujourd'hui avoir les mêmes scrupules, nous saurons, tout en négligeant cet idéalisme idolâtrique, tirer un immense parti des formes triviales et des sujets vulgaires. Aristote, contemporain d'Aristophane, disait que le drame avait pour objet de purger les pansions.
D'autres, reprenant cette même pensée d'Aristote,
disent que la comédie nous châtie par le ridicule, castigatridendomores. Généralisons cette double définition, et disons que l'art, dans son universalité, poésie, sta tuaire, peinture, musique, roman, histoire, éloquence, aussi bien que comédie et tragédie, a pour mission de nous porter à la vertu et de nous relever du vice, tantôt en châtiant, tantôt en encourageant notre amourpropre par de fidèles et expressives représentations de nous-mêmes, castigat pingendo mores, aut erigit. L'é- » chelle de l'idéal va du ciel aux enfers ; et tout ce que l'imagination y rencontre est du domaine de l'artiste.
L'art grec finit avec le polythéisme, avec l'idolâtrie.
Cela ne pouvait manquer d'arriver. La civilisation avait été portée par lui à un degré auparavant inconnu ; le sens moral ayant faibli, elle trouva dans ce même art l'agent principal de sa dissolution. La fin des persécutions contre l'Évangile fut le signal de sa déchéance : la catastrophe arriva quatre siècles plus tard. En 726, sous le règne de Constantin Copronyme, un concile de plus de trois cents évêques fut assemblé à Constantinople, dans lequel le culte des images fut absolument condamné. Ainsi, non content de briser les antiques idoles, on brisait l'art, en défendant de * faire des images même du Christ, des anges, des vierges et des saints. La haine de l'idolâtrie atteignit jusqu'à la peinture et à la statuaire ; le peuple qui s'était
montré le plus fervent adorateur de la beauté fut aussi celui qui, sous l'influence de la régénération chrétienne, se montrale plus implacable destructeur d'images. L'hérésie iconoclaste date de haut : elle remonte par les Juifs jusqu'à Cambyse, Cyrus et Zoroastre. Mais elle fut épousée avec ferveur par les Grecs, qui ont toujours vu dans le Christ l'homme des douleurs, chargé des péchés du monde, jamais le Verbe triomphant et transfiguré. L'Église latine, moins susceptible, repoussa ce rigorisme, auquel se rallièrent toutefois d'innombrables sectaires, pétrobrusiens, albigeois, vaudois, wicléfltes, hussites, zwingliens et calvinistes. C'était venir bien tard jeter la pierre aux idoles ; mais telle était la haine que le christianisme naissant avait vouée au prince du siècle, à ses pompes et à ses œuvres. Pas plus que le moraliste et l'homme d'État, l'artiste ne doit en perdre la mémoire. Victor Hugo disait un jour dans l' Événement : « Savez-vous ce que feraient les socialistes s'ils étaient les maîtres? Ils détruiraient Notre-Dame, et de la colonne Vendôme feraient des gros sous. » Ils eussent fait pis que cela : ils eussent • - jeté au feu toute la littérature romantique ! Les partis et les passions seront toujours les mêmes : ceux qui auront souffert des débordements de l'idéalisme le frapperont partout où ils pourront l'atteindre, et sous toutes les formes : c'est la loi de la guerre <4 des révolutions. Qu'étaient pour les chrétiens du troisième
siècle les Vénus de Praxitèle, les Jupiter et les Pallas de Phidias, les Apollon et les Mercure? Des insignes d'exploitation et de misère. Jadis auxiliaire de la liberté et des mœurs, maintenant devenu l'instrument de la tyrannie et de la débauche, l'art grec avait mérité sa condamnation : ses œuvres devaient périr avec lui. Qu'étaient, en 1848, pour les socialistes, Notre- Dame, la colonne, et Chateaubriand, et Lamartine?
Les monuments et les poëtes de la contre-révolution.
Cherchons donc la vérité et la justice dans l'art-aussi bien que dans la politique ; acceptons la loi de l'idéal et du capital, mais en la subordonnant au droit du travail, et nous ne verrons plus ni iconoclastes ni vandales.
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