2024年9月10日火曜日

Catherine Malabou : “En 1789, le régime de propriété privée a réinstitué ce qu’il prétendait mettre à bas : la servitude” | Philosophie magazine

Catherine Malabou : "En 1789, le régime de propriété privée a réinstitué ce qu'il prétendait mettre à bas : la servitude" | Philosophie magazine

Catherine Malabou : "En 1789, le régime de propriété privée a réinstitué ce qu'il prétendait mettre à bas : la servitude"

La Révolution française n'a pas eu lieu. C'est ce qu'affirme Catherine Malabou dans son nouvel ouvrage, Il n'y a pas eu de Révolution. Réflexions sur la propriété privée, le pouvoir et la condition servile en France (Rivages, 2024). Relisant Proudhon, elle soutient que l'exclusion persistante de la capacité à transmettre a reconduit le privilège de l'héritage. Entretien.


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Pourquoi, selon Pierre-Joseph Proudhon, auteur de Qu'est-ce que la propriété ?, n'y a-t-il pas eu de Révolution française ?

Catherine Malabou : Il faut comprendre d'où parle Proudhon. Qu'est-ce que la propriété ?, publié en 1840, est une réponse à un sujet soumis à la discussion par l'Académie de Besançon : « Des conséquences économiques et morales qu'a eues jusqu'à présent en France, et que semble devoir y produire dans l'avenir, la loi sur le partage égal des biens entre les enfants. » C'est donc la question du droit d'aînesse, aboli à la Révolution comme l'ensemble des droits féodaux, qui est la porte d'entrée. Après la Révolution, qui instaure la propriété privée, les Français sont-ils tous devenus des héritiers à part entière ? Le droit d'aînesse a-t-il été supprimé ? Si tous sont désormais autorisés à devenir propriétaires, peuvent-ils tous transmettre et léguer ? Formellement oui, du fait de l'égalité des droits. Pourtant, montre Proudhon, dans les faits, très peu de personnes héritent effectivement. Peu sont dans la capacité de transmettre leurs biens, faute d'en avoir ! C'est tout particulièrement vrai du prolétaire, qui ne peut acheter les produits qu'il fabrique et ne peut rien acquérir au-delà des strictes limites de ses conditions d'existence. La transmission, le legs, qui permettent à un individu de s'inscrire dans une lignée, une filiation, un statut social véritable, lui sont inaccessibles. Le régime de propriété privée a réinstitué ce qu'il prétendait mettre à bas. Il n'a pas mis fin à la servitude, dont la marque féodale, en droit médiéval, est précisément l'incapacité civile, à savoir l'impossibilité de transmettre et d'hériter.

Transmission et servitude sont donc des questions parallèles ?

Oui. Sous l'Ancien Régime, l'interdiction de « tester » (faire un testament), est synonyme de servitude. Les serfs (soumis au droit de mainmorte, soit l'incapacité de transmettre un bien à son décès), les bâtards (soumis au droit de bâtardise) et les étrangers, les aubains (soumis au droit d'aubaine) partagent une même condition. C'est le seigneur ou le roi qui héritent de leurs biens. Proudhon associe ces trois catégories (dites de « condition servile ») et les identifie aux prolétaires. Pour ce faire, il fait un usage extensif de l'expression « droit d'aubaine » et la généralise pour parler de l'ensemble des exclus de la transmission : « La propriété est le droit d'aubaine : cet axiome sera pour nous comme le nom de la bête de l'Apocalypse, nom dans lequel est renfermé tout le mystère de cette bête. » Marx a très bien analysé le sens économique de cette phrase, l'appropriation de la plus-value par le capitaliste, mais n'a pas analysé le sens politique du droit d'aubaine médiéval.

Marx raille également Proudhon, et la fameuse phrase "la propriété, c'est le vol". À mauvais escient ?

Il ne voit pas que le vol est d'abord un vol de mémoire. Comme si le capitalisme procédait par effacement brutal de ce dont il est en réalité le continuateur : la servilité. C'est en partie pour sauver Proudhon de l'ironie de Marx que j'ai écrit ce livre. Évidemment, sur le plan de l'analyse économique, Proudhon ne peut pas rivaliser avec Marx. Mais il a beaucoup mieux saisi le sens politique et symbolique du problème. Le vol dont la propriété est pour lui le nom n'est pas simplement une question d'extorsion matérielle : c'est une spoliation mémorielle. L'amnésie qui frappe l'histoire de la servitude et sa persistance dans la France post-révolutionnaire.

Que voulez-vous dire ?

L'exclusion de l'héritage est une privation de généalogie. Les historiens comme Peter Sahlins l'ont très bien montré : le fait d'être considéré comme citoyen est indissociable du fait d'être inscrit dans une généalogie. La capacité d'hériter, liée à la propriété privée, a remplacé le lignage nobiliaire. Le problème est que beaucoup d'individus demeurent, du fait de leur pauvreté, privés de filiation. Leurs enfants ne constituent pas une descendance car ils ne sont propriétaires de rien. En un sens, la propriété privée reproduit les modalités aristocratiques du legs et de la tradition. Il y a un lien par conséquent très étroit entre la capacité symbolique d'hériter, donc l'appartenance à un tissu social, l'inscription dans une lignée, dans le temps long, et la capacité matérielle de transmettre. La servitude n'est pas « simplement » une contrainte systématique exercée sur une liberté du vivant de celui qui en est le dépositaire et souhaiterait en jouir sans entrave : elle est liée à la possibilité de recevoir du passé un legs vivant, et à la possibilité de s'ouvrir à l'avenir au-delà des bornes étroites d'une vie individuelle. C'est ce qui fait le sens de l'enracinement, au-delà de la question purement territoriale. Les ultra-riches d'aujourd'hui sont, géographiquement, déracinés ; mais ils ont le privilège d'être très profondément inscrits dans des lignées. On parle à juste titre de dynasties, qui ont remplacé les généalogies aristocratiques. Les vrais déracinés n'ont pas de lieu à eux, mais ils sont également privés d'histoire : SDF, travailleurs précaires, étrangers sans papiers, migrants … Hier comme aujourd'hui, le droit d'aubaine créé un monde d'étrangers, d'esseulés, d'abandonnés, d'« épaves » comme on disait en droit médiéval. Pour vivre pleinement, il faut prendre place dans une chaîne, dans une logique de don et de réception, de passé et d'avenir. Proudhon ne défend pas aveuglément, bien entendu, l'héritage et ne le condamne pas non plus : il dénonce l'accaparement du droit d'hériter par une infime minorité.

Sur le plan de mémoire, la Révolution française n'aurait donc, là encore, rien changé…

Proudhon considère qu'une majorité de Français ont perdu la mémoire de leur état de servitude ancienne. Les trous béants du passé ont été comblés par l'espoir d'inaugurer, pour chacun, de nouvelles lignées de transmission. Ce n'est pas pour rien, sans doute, si la généalogie connaît un regain d'intérêt aujourd'hui. Les arbres généalogiques, cependant, ne disent pas tous, et surtout pas l'essentiel. Nous pouvons tomber sur des noms enregistrés, consignés. Mais nous ne saurons jamais qui étaient ces gens. Les registres mentionnent parfois la profession, mais pas le statut social. Vous ne verrez jamais marqué « serf » ! Les historiens contemporains, d'ailleurs, débattent pour savoir en quoi consistait au juste cette servitude, pour déterminer ce qui la distinguait de l'esclavage. Il y a une vraie obscurité sur ce point : les serfs descendaient-ils des esclaves romains ? Comment ? Quand ? Mon nom, Malabou, par exemple, est une énigme. Certains membres de ma famille ont pu en retracer l'existence assez loin, mais impossible de dire avec certitude d'où il vient. Il peut s'agir d'un nom très ancré dans le terroir (« difficile d'aller au bout »), donc un village paysan très éloigné. Ce qui renvoie plutôt au serf. Mais d'autres pensent que le nom est dérivé de l'arabe, et est lié à l'invasion du IXe siècle. Je suis entre l'aubain et le serf ! Et je ne pourrai vraisemblablement jamais trancher, comme beaucoup de Français.

Proudhon, lorsqu'il écrit, assiste à la prolétarisation des sociétés. Les choses n'ont-elles pas changé ?

Sur le papier, il y a certainement davantage de propriétaires. Mais il faut voir de quoi l'on est propriétaire ! Pensez aux constructions en zones périurbaines, dans des ensembles qui isolent complètement les gens – et souvent dans des matériaux de piètre qualité. Est-ce là quelque chose que l'on voudra transmettre ? Quand on regarde l'histoire de la propriété privée, celle-ci n'a pas vraiment été, pour les petites gens, un facteur d'émancipation. C'est plutôt le contraire. Il faut bien vivre quelque part et, pour ceux qui veulent posséder ce quelque part, l'accès à la propriété se fait en général dans le renoncement. Beaucoup de jeunes préfèrent aujourd'hui louer qu'acheter. Il y a aujourd'hui une véritable crise immobilière et une limitation sensible des crédits bancaires. Quant aux biens de consommation : nous en possédons sans doute plus, mais que valent-ils ? Rien, pour la plupart. Quand on perd ses parents, que l'on vide leur logement, que l'on fait expertiser les choses, on s'aperçoit vite que les trois quarts des objets n'ont aucune valeur, et ceux qui en ont peut-être sont bien souvent dépourvus de tout lien affectif. On hérite de très peu de choses. L'abondance apparente de biens masque la futilité, la liquidité des biens personnels. Il n'y a que la fortune, la fortune réelle, qui détermine le sens et l'effectivité de l'héritage.

Parmi les "déshérités" contemporains, vous revenez en particulier sur la situation des migrants…

Dans de nombreux pays, comme le Danemark, les biens des migrants sont confisqués. Nouvelle version du droit d'aubaine. Ce droit de confiscation n'est pas officiellement en vigueur en France. Néanmoins, dans la jungle de Calais par exemple, les tentes et les objets personnels des migrants sont détruits. Normalement, en droit, une tente est un domicile et personne n'est autorisé à le détruire. Dépouillés, les migrants sont coupés du temps. Impossible, pour eux, de se dire : j'avais ceci hier, j'aurai cela demain. C'est évidemment une manière d'exclure mais plus encore là encore de les priver de mémoire et par conséquent aussi de pouvoir.

Pour qualifier la condition des exclus de l'héritage, vous employez l'image de l'épavité. Pouvez-vous l'expliquer ?

L'épavité faisait partie de ces droits seigneuriaux liés au droit d'aubaine. Sous l'Ancien Régime, tout ce qui « échouait » sur le ban seigneurial revenait au seigneur – en particulier les épaves des navires fracassés sur le rivage. Mais rapidement, dans le droit médiéval, l'épave va en venir à désigner le bâtard (aussi qualifié de « mécru », de « méconnu »). Le statut d'objet est progressivement appliqué au sujet. Quand nous parlons d'une épave aujourd'hui, nous pensons souvent moins au navire lui-même qu'à quelqu'un qui, comme lui, se laisse couler.

Que reste-t-il dans cet état d'épave ?

Il existe un certain degré de dénuement en-deçà duquel il n'est plus possible de descendre. Tous les biens, toute la force ont été accaparés, volés. Que reste-t-il ? Soit l'épave est une déchéance totale, un pur rebut. Soit l'on peut considérer, comme Proudhon, que l'épave fait apparaître en négatif les limites de la propriété : l'épave symbolise ainsi le non-appropriable absolu. Ce qui demeure quand tout le reste a disparu. Ce n'est pas l'inaliénable de la dignité ou de la liberté. Ce non-appropriable procède d'une négation d'une profonde violence. Je pense que l'anarchisme est le mouvement politique qui interroge ce non-appropriable – ce que l'épave peut contenir de résistance et qui permet encore, en dépit de tout, de tenir debout. L'anarchiste dit : tu m'as tout pris, mais quelque chose est encore là. Je ne commande rien, je n'ai pas de commencement, je ne viens de rien ; mais je ne suis pas rien. Et ce « quelque chose » peut être une force, si elle devient collective. Une union de dépersonnalisations !

Il n'y a pas eu de Révolution, de Catherine Malabou, vient de paraître aux Éditions Rivages. 120 p., 20€, disponible ici.

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